Etant donné que je ne reçois plus autant de nouveautés, je peux en profiter pour parler de quelques albums marquants, sortis depuis longtemps, que je n'ai pas eu le temps de chroniquer ici. Quand j'ai commencé ce blog, la plupart de mes écoutes étaient dirigées vers le free jazz, l'EFI, l'EAI, le réductionnisme et la noise. Mais c'est aussi le moment où j'ai commencé à me détourner un peu de ces musiques - qui étaient elles-mêmes en train de changer.
Aujourd'hui je m'aperçois que j'ai même pas pris le temps de chroniquer un disque de Peter Brötzmann, qui a pourtant été une des figures de l'improvisation les plus marquantes pour moi. Dans les musiques improvisées européennes, il est le symbole de la liberté la plus totale (sans tomber dans les dogmes de la spontanéité), de la rage la plus incandescente, d'une rage héritière d'un free jazz qui a connu l'émergence du punk et de l'indus. Peter Brötzmann possède sa voix, reconnaissable entre mille, une voix libre, illimitée, violente, puissante, et humoristique. De 1970 à 1975, il a su aussi trouver les compagnons de route idéaux avec Fred van Hove et Han Bennink, en trio ou en compagnie du tromboniste Albert Mangelsdorff, avec qui il a enregistré certains de ses disques les plus incroyables.
En 1973, FMP publiait donc le deuxième disque de ce trio (ou le cinquième si on compte les trois autres en compagnie de Mangelsdorff), un disque sans titre qu'on a pris l'habitude de nommer par son index FMP130. Le trio proposait une suite de dix courtes pièces à moitié improvisées et à moitié écrites par un des membres, des miniatures d'à peine plus de cinq minutes pour les plus longues. Une suite complètement déjantée où se succèdent des cris de saxophone basse, des cris humains, des improvisations collectives saturées, des vignettes de piano enfantines, des harmoniques de clarinettes en duo, encore des cris, encore des blasts, et encore des cris, avant de retrouver un ragtime à l'ancienne, le tout entrecoupé de morceaux très calmes ou drôles.
La liberté est ce qui caractérise le plus ce disque. Pas celle de refuser l'écriture, les mélodies et les rythmes. La liberté de composer la musique qu'ils voulaient entendre, que le trio souhaitait jouer. Une musique criante, drôle, dansante, violente, naïve, selon les pièces. Le trio passe du coq à l'âne, et pourtant on le reconnaît toujours. On le reconnaît à cette liberté de ton, à ce lien organique qui réunit les trois musiciens, à travers toutes les esthétiques différentes qu'ils utilisent.
Le trio Brötzmann/van Hove/Bennink est une vraie force de proposition. Il ne nie pas ni ne rejette le passé. Il ne se contente pas d'être subversif et agressif. Ce trio n'a rien de négatif, il est tout ce qu'il y a de plus positif en tant qu'il propose une nouvelle voie. Une voie qui réutilise et se réapproprie des thèmes, des manières, des structures, des timbres, pour créer leur musique. Une musique originale, qui va au-delà des frontières musicales, qui bousculent ces dernières sans les rejeter. Et c'est ce qui fait toute la force de cette formation. Bien sûr, il y aussi cette intensité au niveau instrumental, les attaques nerveuses de Fred van Hove, les cris de Brötzmann, les rythmiques chaotiques de Bennink, mais leur force est ailleurs. Elle est dans cette réappropriation de la musique, dans cette proposition positive de la musique improvisée. Le trio ne conçoit pas l'improvisation comme une manière de rejeter ou de s'opposer à la composition, il allie d'ailleurs très bien les deux, mais il conçoit la musique improvisée comme une nouvelle manière de s'approprier les traditions musicales. Cette conception de la musique improvisée, en plus de l'engagement viscéral dans la performance et les instruments, de l'intensité et de la puissance incessantes de ces 10 miniatures, tout ça fait de FMP 130 l'un des plus grands disques que j'ai eu à entendre.
PETER BRÖTZMANN, FRED VAN HOVE, HAN BENNINK - FMP0130 (LP, Cien Fuegos, 2015, réédition) : http://www.cienfuegosrecords.com/images/cienfuegos/pdfs/CF012.pdf