Outre son indéniable talent d'interprète et de pianiste, ce que j'apprécie toujours chez Andrew Lee est son choix de compositeurs pas aussi connus qu'ils ne le méritent. Et c'est bien grâce à lui que j'ai pu découvrir certains musiciens américains restés dans l'ombre de figures plus médiatiques ou populaires pendant des années. Cette fois, la collaboration avec Randy Gibson m'a révélé non pas un vétéran ou une figure tutélaire du minimalisme, mais un jeune musicien américain qui a débuté sa carrière durant les années 2000, après des études avec La Monte Young, dont il est très proche et par qui il est plus que marqué.
C'est sans aucun doute ce parrainage qui l'a amené vers des recherches sur l'intonation juste et le piano. Mais puisque que Andrew Lee travaille habituellement avec un piano tempéré, la solution pour mener à bien cette collaboration a été de trouver un compromis : un compromis radical qui consiste à n'utiliser qu'une note sur le piano, à ne jouer que les ré, pendant une sorte d'improvisation de 3 heures et demi, qui n'est pas sans rappeler le permier mouvement du Musica ricercata de Ligeti - pièce où le pianiste ne jouait que des la.
Ainsi, seul, au piano, accompagné d'un léger dispositif électronique, avec l'ultime contrainte de ne jouer que des ré, Andrew Lee a enregistré cette pièce d'une traite, durant 3 h 30, trois heures qui révèleront des motifs mélodiques et des beautés jusqu'alors méconnues. Les trente premières minutes constituent une sorte d'introduction duranl laquelle Andrew Lee semble s'échauffer, se concentrer et tester son "matériel". Les notes sont longues, étirées, espacées par de longs silences. On prend conscience de leur richesse harmonique à travers le spectre qui résonne suite à chaque attaque. Puis dès la deuxième partie, les martèlements commencent. Ce n'est plus tout à fait le même univers, mais ce n'est pas franchement différent. Tout n'est qu'affaire de temps et d'espace. Mais en accélérant le rythme, en mélangeant les octaves, des bourdons apparaissent et des formes de mélodies surgissent de manière fantomatique.
Et puis c'est parti pour 3 heures continues de ré. Toujours cette même note déclinée sur sept octaves. Une seule note utilisée durant plus de 3 heures, et pourtant, ce n'est minimaliste que dans la forme et le concept. Car dans la réalité, dans l'expérience de l'écoute comme dans le contenu, la musique créée lors de cette performance est une musique en constant changement, en évolution permanente. Je ne sais pas quelles formes de consignes et de structures peut suivre Andrew Lee lors de cette "improvisation", mais la musique née de cette collaboration change sans cesse de forme, de caractère, et de couleur. Le moindre petit changement de rythme, l'introduction d'une seule note supplémentaire dans les nombreux clusters bourdonnants et martelés, chaque évènement est un bouleversement de l'ordre. Chaque nouveauté, si minime soit elle, explose tout l'espace, forme une nouvelle mélodie, dévie le bourdon de manière abrupte, et c'est toute la forme de la pièce qui change.
Mais surtout, à un niveau moins formel, cette écoute révèle une beauté incroyable. Cette composition de Randy Gibson explore la beauté naturelle et très mathématique des octaves. Une beauté basée sur la simplicité et la clarté. Mais il va plus loin, beaucoup plus loin, en allant chercher des harmoniques aussi naturelles et mathématiques mais beaucoup moins claires et plus envoutantes, car on n'a pas forcément l'habitude de les entendre. Il confronte ainsi un monde du visible (le ré) et de l'invisible (les harmoniques) pour former un univers où tout retrouve sa force, sa forme, sa beauté, sa puissance, sa cohérence. Une pièce magique et merveilleusement belle.
RANDY GIBSON / ANDREW LEE - The Four Pillars Appearing from The Equal D under Resonating Apparitions of The Eternal Process in The Midwinter Starfield 16 VIII 10 (Kansas City) (3CD, Irritable Hedgehog, 2017)