Toshiya Tsunoda & Manfred Werder - detour

TOSHIYA TSUNODA / MANFRED WERDER - detour (erstwhile, 2014)
Même si au fil des découvertes j'apprécie de plus en plus, je dois dire qu'il n'y a pas si longtemps, je n'étais pas du tout attiré par les field-recordings. Aujourd'hui, je découvre petit à petit la diversité des approches possibles, des esthétiques et des codes propres à cette discipline particulière dans la lignée de la musique concrète. Car au-delà des enregistrements de train et d'eau, il y a aussi de nombreux artistes passionnants et variés tels que Eric La Casa, Murmer, Tarab, Thomas Tilly ou même Jason Lescalleet dans une certaine mesure. Outre le duo Toshiya Tsunoda/Manfred Werder, j'écoute également en ce moment un disque de Tarab, et je suis encore surpris par le fossé culturel entre l'approche psycho-minimaliste de l'un et l'approche beaucoup plus concrète et électroacoustique de l'autre.

De Tsunoda, je dois dire que je n'ai rien écouté encore mis à part son duo avec Pisaro, mais d'après de nombreuses personnes, il semble compter parmi un des personnages les plus importants du field-recording actuel. Et à propos de Manfred Werder, pour le présenter, je dirais simplement qu'il s'agit d'un membre de wandelweiser, certainement un des plus radicaux dans la mesure où ses compositions comptent parmi celles qui donnent le moins d'indication. Quand on connaît un tant soit peu le travail de ces deux musiciens, on peut évidemment s'attendre à une œuvre plutôt minimaliste, ce qui n'a pas manqué....

Detour est une longue pièce épique de 64 minutes et des poussières enregistrée au Japon. Elle est clairement divisée en deux parties : la première de 40 minutes et la seconde d'une vingtaine de minute. Une pièce épique au sens où elle est longue et endurante. Endurante car il ne se passe quasiment rien durant cette heure. La première partie est composée d'une sorte de long plan fixe d'un environnement extrêmement banal. Une sorte de plan en environnement naturel, avec quelques oiseaux par moments, un peu de vent à d'autres moments, un peu d'eau et quelques bribes de traffic routier ou aérien lointain. Durant la seconde partie, l'environnement devient plus urbain et surtout, un petit moteur irrégulier et monotone tourne constamment par-dessus les enregistrements tokyoïtes. Et enfin, le tout se termine par une sorte de coda de quelques minutes avec un son assez aïgu, comme une sorte de grillon continu et linéaire. Sur chaque enregistrement, il semblerait que les deux musiciens n'aient apporté que peu de modifications, juste un léger travail d'équalisation j'imagine, mais très peu de montage, de filtrage et d'effet.

Si on veut être clair, on dira qu'il s'agit de field-recording, d'une longue pièce de field-recording bien plus minimaliste que ce à quoi la musique concrète nous a habitué, mais de field-recording quand même. Et pourtant, le duo semble aller plus loin. En mettant en avant ce petit moteur durant la deuxième partie, en laissant les enregistrements se dérouler de manière si linéaire, en coupant nettement la pièce en deux parties, tout semble indiquer que les musiciens ont préféré évoquer une atmosphère ou un état mental plus que l'environnement tel quel. Il ne s'agit pas d'un enregistrement de terrain à proprement parler, mais plutôt d'une sorte d'enregistrement d'atmosphère mentale, d'enregistrement de sensation, comme si les deux musiciens avaient voulu composer avec leur état psychologique plus qu'avec l'environnement. En somme, Tsunoda et Werder n'utilise pas l'environnement tel quel, mais bien plutôt l'effet de l'environnement sur eux-mêmes. Il ne s'agit pas vaiment de composer avec des sons naturels, mais de composer avec l'effet de l'environnement sur les musiciens, et c'est ce qui fait toute l'originalité et la singularité de ce disque.

Une longue pièce exigeante et endurante certes, mais vraiment attractive. Detour laisse une impression étrange sur l'auditeur, une sensation de questionnement et de doute, detour perturbe l'auditeur en somme, et c'est ce qui fait sa force. Avec cette pièce, Tsunoda & Werder utilisent des procédés inhabituels, ils ne se confortent dans aucune habitude esthétique, dans aucun code, dans aucune méthode et composent une musique ultra personnelle et singulière. Une musique qui dérange et perturbe parce qu'elle ne laisse aucune place à aucun repère. Et c'est pour ces raisons que je l'aime et la conseille.