Guitare à l'honneur 2

Outre Keith Rowe, l’autre guitariste que j’affectionne le plus est Michael Pisaro, même si c’est beaucoup plus pour ses compositions que pour ses qualités d’instrumentiste. De même que John Russell, mais bien évidemment sans utiliser l’improvisation, Pisaro utilise également sa guitare de manière réduite, même très réduite, et ne l’utilise que pour produire une note qui surgit du silence, ou une note submergée par le bruit environnementale. Mais le plus intéressant n’est pas tant l’utilisation que fait Pisaro de la guitare, mais plutôt comment son instrument a influencé ses compositions. A cet égard, les harmony series 11 – 16, publiées sur le label Wandelweiser en 2007, sont un bon exemple de cette marque de la guitare sur les compositions de Pisaro.

Si mes souvenirs sont exacts, les harmony series au complet forment un ensemble d’une petite trentaine de pièces, chacune étant la traduction musicale d’un poème ou d’un extrait littéraire d’écrivains divers (Oswald Egger, Nathalie Sarraute, Lao Tseu, etc.). Les pièces sont très variables dans leur forme et leur structure générale, elles peuvent être pour deux ou une dizaine de musiciens, il y a une en solo, elles peuvent durer quelques minutes (deux ou trois), ou vingt minutes, jusqu’à une ou deux heures je crois. Quoi qu’il en soit, elles ont aussi plusieurs points communs. Tout d’abord, l’utilisation temporairement indéterminée du silence souvent, l’utilisation de notes également indéterminées, ainsi qu’un volume très faible. Ce qui se traduit chez Pisaro par une formule récurrente dans chacune des pièces : « soft, pure and clean ». Et c’est là où l’influence de la guitare se fait le plus ressentir. Pisaro demande aux musiciens d’intégrer à l’environnement sonore des notes et des harmonies pures et simples comme une guitare, des notes qui se traduiront au fil du temps par des sinusoïdes, comme on en entend déjà sur ces réalisations. Quand Pisaro écrit pour des instruments et s’intéresse à l’harmonie, l’influence de la guitare se fait tout de suite ressentir, les attaques doivent êtres claires, le bruit absent, les harmoniques sont restreintes par le volume, le son est droit, pur, stable et mécanique comme lors de la vibration d’une corde, et c’est cette simplicité et cette réduction drastique des moyens qui font toute la beauté de ces pièces.

Pour parler de ce disque, Pisaro présente neuf pièces réalisées à la guitare et aux sinusoïdes, en compagnie de son fidèle collaborateur Greg Stuart(percussions), ainsi que de Kathryn Pisaro (hautbois et cor anglais), Johnny Chang (violon), James Orsher (harmonium), Marc Sabat (violon) et Mark So (piano). Si je voulais parler de ce disque ici, c’est parce que c’est un des rares disques où on entend Pisaro réaliser ses compositions sans field-recordings ni bruits environnementaux. Il est à la guitare pure, ou aux sinusoïdes, en toute simplicité. Les deux plus longues pièces du disque sont d’ailleurs deux duos de Pisaro et sa femme pour des pièces de quinze et vingt minutes où on entend les notes s’enchaîner à des silences et des respirations qui laissent apparaître en filigrane le monde de l’auditeur. Mais ce qui est intéressant, c’est que, hormis sur les pièces en solo de Greg Stuart, on a toujours l’impression d’entendre qu’un seul instrument, même quand les instrumentistes sont cinq. Tout le monde joue de manière « détuné », c’est vraiment « pure, soft and clean », les instruments se différencient à peine des sinusoïdes et ces notes sans timbre s’intègrent parfaitement à l’environnement extérieur grâce à leur simplicité et leur pureté. L’absence de musicalité dans les notes rend le monde musical, et c’est ce qui fait toute la beauté et la poésie de la musique de Pisaro. Des procédés mécaniques et réduits pour enrichir de manière poétique le monde et la musique. Donc oui, encore une fois, je trouve ça merveilleux…
Un autre guitariste qui a délibérément réduit sa palette est Manuel Mota. Manuel Mota fait partie de cette nouvelle génération de guitaristes qui pratiquent une forme d’improvisation libre qu’on pourrait dire appeler « post-réductionniste ».

Sur Sings par exemple, paru en 2009 sur son propre label, Manuel Mota propose une suite de huit courtes improvisations pour guitare seule. Le guitariste espagnol n’utilise pas ou peu de techniques étendues, quelques harmoniques parfois, quelques désaccordages, et c’est tout. Sur ces improvisations, Manuel Mota joue de manière atonale et souvent arythmique, avec beaucoup d’espace, un peu de silence. D’une certaine manière, ça ressemble à du Derek Bailey, mais en beaucoup plus calme, plus silencieux et mélodieux. De tout ce que j’ai entendu de Manuel Mota, Sings est peut-être le disque où l’influence de Derek Bailey et de Taku Sugimoto se font le mieux ressentir je trouve. Mota improvise de manière libre, il joue ce qui sort, ce qui doit sortir, mais en réduisant sa palette au minimum vital : des notes pincées, uniquement des notes pincées. Mota joue beaucoup sur les attaques, sur la durée des notes, mais peu sur les textures ou les couleurs, ni sur l’intensité ou les volumes. Il propose une suite un peu monotone d’improvisations atonales calmes et spacieuses, mais ce sont surtout la singularité et la personnalité des univers sonores qui sont marquant dans ces improvisations.

Manuel Mota a développé un son simple mais qui lui est propre, il a développé un langage réduit mais très singulier, un langage capable de produire des atmosphères très intimes, singulières, personnelles, et créatives, que l’on reconnaît entre mille.

Quelques années plus tard, dès le début des années 2000, Manuel Mota ne s’est pas à proprement parler réorienter, mais il a légèrement dévié vers une nouvelle voie. Deux de ces derniers disques également publiés sur son label en témoignent, ainsi que l’excellent coffret publié par Dromos il y a environ un an.

Sur ST13 et Blackie, tous les deux édités en CD-r au début des années 2010, Manuel Mota s’est orienté vers une forme d’improvisation plus mélodieuse encore. Ses improvisations sont moins atonales, moins marquées par l’improvisation libre, mais plus par Sugimoto. Il propose ainsi deux soli pour guitare électrique avec un peu de réverbération seulement je crois, une reverb un peu blues qui renforce l’aspect intime et mélancolique de ces superbes pièces. Les deux disques sont proches, c’est pour ça que je parle des deux comme un seul. Manuel Mota a développé un langage qui lui est propre et s’y tient. Il joue une musique qui lui est très personnelle, une musique toujours très espacée, avec des notes tenues le plus longtemps possible et qui s’échappent dans un silence très proche, une musique mélodieuse où, comme chez Feldman d’une certaine manière, la mélodie n’a ni début ni fin, elle n’a que de l’espace entre chacun de ses éléments pour la sculpter. Les silences ne sont pas si nombreux, mais l’interaction est très forte entre le silence et le son, chacun sculpte l’autre, chacun semble comme produire son prochain.

La musique de Manuel Mota est une musique qui ne peut être jouée que par un guitariste, les attaques comme la durée des notes forment la musique même, plus que les notes jouées. Seul cet instrument peut produire cette ambiance, mais en même temps, je crois que seul Mota peut créer cette musique tellement elle est personnelle, sensible, fine, précise et belle. Au premier abord, on peut avoir l’impression d’entendre une musique de film, genre musique pour Jarmusch, mais très vite on se rend compte que cette musique se suffit à elle-même, que ce n’est pas une musique d’ambiance, mais une musique forte, qui renferme plein de sentiments et de sensations, qui possède et véhicule sa propre histoire. Et pour toutes ces raisons, Manuel Mota me semble également faire partie des guitaristes les plus importants de ce début de siècle.

Et en écoutant ces derniers disques de Manuel Mota, c’est assez difficile de ne pas penser à Taku Sugimoto ou Tetuzi Akiyama, deux guitaristes japonais qui ont tous les deux optés pour un mode de jeu réduit au strict minimum. Ces dernières années, Akiyama a longuement développé une forme d’improvisation mélodique et espacée également, avec pas mal de silence, et une absence d’effets ou de techniques étendues. Une forme d’improvisation réductionniste qui a beaucoup plu à la scène expérimentale coréenne et qui a valu à ce dernier une invitation à collaborer pour une petite tournée en Corée, fin 2010.

01, publié par le label coréen dotolim, témoigne ainsi d’une collaboration inédite entre Hong Chulki (platines), Tetuzi Akiyama (guitare) et JinSangtae (disques durs). Hormis durant les dernières minutes de ce disque où on le reconnaît mieux, Tetuzi Akiyama n’utilise pas vraiment son mode de jeu mélodique durant cette improvisation d’une cinquantaine de minutes. Il utilise une guitare acoustique amplifié, et joue beaucoup sur le larsen. Pour cette session, Akiyama joue le jeu des coréens et se fond dans cette ambiance unique dont ils sont les seuls à avoir le secret. Longs larsens basses à la guitare, frottements abrasifs des platines qui se placent souvent en ruptures au niveau de l’intensité, et une installation de disques durs qui produisent des suraigus parfois à la limite de l’audible. Le trio improvise d’une manière qui dépasse l’improvisation non-idiomatique. Il ne s’agit plus de déjouer les idiomes ici, mais de déjouer et de dépasser le musical. Tous les repères mélodiques, rythmiques, structurels, formels, et sonores sont niés au profit d’une pure plongée dans un monde sonore unique. Un univers calme mais agressif, contemplatif mais extrêmement dur. Le trio joue dans les extrêmes, dans l’inouï et parfois l’inaudible. Il joue sur des fréquences simples et dures, sur des textures extrêmes et longues, mais de manière complètement nouvelle et informelle, où toutes les habitudes de la noise, des musiques improvisées comme des musiques minimalistes sont utilisées et détournées au profit d’une musique entièrement neuve, créative et singulière.

Une longue improvisation comme seuls ces trois musiciens pouvaient la faire, où les instruments ne se distinguent pas des machines, où une machine aussi inhabituelle qu’un disque dur ne se reconnaît pas plus qu’un instrument aussi conventionnel qu’une guitare sèche. Une improvisation, je le répète, très dure et calme, spacieuse et abrasive, mais qui dénote vraiment des productions noise, impro ou minimalistes actuelles.