Guitare à l'honneur 3

Chris Abrahams, qui vient de sortir un superbe duo en compagnie du guitariste australien Mike Cooper, sur un label libanais que j’aime beaucoup : Al Maslakh. Mais de son côté, Mike Cooper n’a rien d’un musicien minimaliste, ni réductionniste, comme on le dit souvent de Chris Abrahams. Et pourtant, les deux musiciens ont trouvé un terrain d’entente pour Trace, et ils ont inventé une musique neuve, fraîche, et puissante, aux antipodes du trio formé par Hong Chulki, Tetuzi Akiyama et Jin Sangtae…
Dans le genre souvent qualifié de minimaliste, il y a aussi le pianiste et claviériste de The Necks,

Les deux musiciens proposent ici trois morceaux de quinze-vingt minutes, trois sortes d’improvisations clairement structurées. Avec son kaos pad et son sampler, Mike Cooper produit de longues nappes sur lesquelles Chris Abrahams improvise au piano ou à l’orgue. Ou inversement pour laisser se développer le superbe jeu de Mike Cooper à la guitare électroacoustique teintée de blues et de folk. On a ainsi de longues nappes électroacoustiques stables et harmonieuses qui forment le fil narratif sur lequel se développent de longues improvisations mélodieuses, teintées d’idiomes assumés et revendiqués, sur une pulsation assez lente et plutôt discrète formée par l’échantillonnage ou les phrasés.

Mike Cooper & Chris Abrahams développent et explorent ici un langage vraiment frais, entre folk (pour les phrasés et les timbres) et musique électroacoustique (pour les nappes), entre drone (pour les bourdons), jazz (pour les soli) et musique de film (pour l’atmosphère chaude et ambient). Un langage commun et personnel qui s’ouvre sur de larges horizons, car il s’agit d’une musique ouverte à de nombreuses possibilités, qui ne s’enferment dans aucun genre, dans aucune esthétique, et ne se revendique qu’elle-même, pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle partage. Une musique chaleureuse et ouverte, facile à écouter, mais en même temps très exigeante, précise et fine, subtile et créative.

Entre Manuel Mota et le duo Chris Abrahams/Mike Cooper, on pourrait mettre Lunt (Gilles Deles) qui vient de sortir un solo composé uniquement pour guitare électrique. Water belongs to the night est une suite de neuf pièces en partie improvisées je crois, mais très clairement structurées par des nappes de guitare préenregistrées.

Lunt a produit de longues nappes avec beaucoup d’effets de delay, de reverb, de flanger, etc. pour former des textures aériennes, harmoniques et limpides. Par-dessus, il joue des mélodies espacées, sans silences, mais avec de nombreuses pauses. Comme pour le duo précédent, il y a un aspect narratif dans ces pièces linéaires. Lunt déploie un fil un peu sombre, parfois mélancolique, lumineux et spacieux à travers les nappes qui forment comme des brouillards opaques. Il déploie son fil par le biais de la mélodie, des mélodies en mode mineur souvent, un peu tristes, planantes et espacées, sans pulsation. Des mélodies très bien accompagnées par des nappes similaires, qu’on ne distingue pas toujours de la voix principale.

A certains moments, on croirait entendre une musique de road-movie sombre et lunaire, une musique de film lent et linéaire, une sorte de balade en moto accompagné de Bela Tarr… Mais, encore une fois, cette musique n’a pas besoin d’images, elle est déjà imagée, elle dessine des paysages et des atmosphères, poétiques et précieux, et, encore, singuliers.

De manière générale, j’ai parlé dans cette série de musiciens qui se démarquaient des musiques expérimentales actuelles, qui abordaient la guitare ou la musique d’une manière singulière, mais il ne faudrait pas non plus oublier certains musiciens que l’on connaît depuis longtemps, qui ne surprennent plus forcément, mais jouent toujours aussi bien. Ainsi j’avais vu Otomo Yoshihide l’année dernière en concert pour un solo de guitare basé principalement sur le larsen et le noise, avec quelques excursions dans le jazz, dont une inévitable reprise de Lonely Woman d’Ornette Coleman. On connaît le(s) vocabulaire(s) d’Otomo Yoshihide, un musicien énormément influencé par le free jazz, le japanoise, et le mouvement onkyo, trois mouvements qui l’ont influencé et qu’il a autant influencé en retour.

Quand j’ai découvert la musique d’Otomo Yoshihide, la surprise fût énorme, autant que le ravissement. Mais une fois la surprise passée, l’engouement s’essouffle et revient au fil du temps. On se rend compte qu’il tourne en rond, puis que tout de même, il a beau stagner parfois, ce qu’il fait, il le fait très bien. Tout ça pour dire qu’une fois qu’on a un peu fait le tour de se musique, les surprises deviennent vite de plus en plus rares, et quand je l’ai vu en concert, je ne m’attendais à rien d’autre que ce que j’ai vu. Et évidemment, sur ses disques, c’est un peu la même chose, comme sur le récent duo Otomo Yoshihide & Paal Nilssen-Love, autre musicien qui joue aussi très bien, mais toujours pareil.

Dans les milieux critiques, et plus particulièrement au sein des musiques nouvelles et expérimentales, c’est souvent très négatif de dire qu’un musicien ne se renouvelle pas. Mais pour certains, je ne vois pas forcément où est le problème. Le quartet de Coltrane accompagné de Dolphy aurait pu jouer des décennies comme ils jouaient, ça ne m’aurait pas dérangé, Derek Bailey a toujours joué de la même manière, ainsi qu’Evan Parker, comme Phill Niblock compose toujours la même pièce. Quand le langage inventé, ou le matériau sonore exploité est assez riche et/ou puissant, autant l’épuiser… Et c’est bien le cas de Paal Nilssen-Love & Otomo Yoshihide je trouve.

Le duo ne propose rien d’autre que ce qu’on attend d’eux. Une improvisation d’une trentaine de minutes, qui malgré les accalmies, part vite dans les blasts et les larsens. Même si chaque élément de la batterie est entièrement exploité pour en faire un instrument mélodique parfois, même si les cordes de la guitare sont aussi pincées à de nombreuses reprises (de manière très noise-rock tout de même) ; le duo exploite surtout le filon du free-rock, ou du free noise. Un batteur suédois qui côtoie régulièrement, entre autres monstres de la noise et du free, Mats Gustafsson et Lasse Marhaug, et un guitariste japonais qui a également collaboré avec toutes les plus grandes figures des musiques extrêmes, il ne faut pas s’attendre à autre chose qu’à une demi-heure de larsens et d’explosions rythmiques. Mais tant mieux, parce que ces deux là, ils font ça depuis des années, et ils savent très bien le faire, donc on n’écoute pas ce genre de disque pour être surpris, mais juste pour se prendre une bonne claque, et ça marche.