N'étant pas adepte de la notation musicale, la principale difficulté de Noetinger a tout d'abord été de savoir comment transmettre des intentions musicales à des instrumentistes, comment créer une partition qu'on lui a commandé : " j'ai décidé de faire ce que je savais faire soit travailler avec l'enregistrement et des boucles, et ensuite demander aux musiciens un travail d'imitation. Après une première séance de répétition, j'ai pu tout réorganiser avec leur interprétation en tête et en prenant aussi en compte les limites physiques de chaque instrument " nous dit Jérôme Noetinger dans ses notes de présentation.
Le résultat est une sorte de maelstrom sonore où tout se mélange, un maelstrom construit de manière toujours surprenante et évolutive. On traverse des territoires sombres, puis lumineux, graves ou aigus, continus ou discontinus, rompus brutalement ou évoluant progressivement. Il y a plusieurs choses de vraiment réussie dans cette collaboration. La première est cette fusion et cette cohésion entre les musiciens. Tout d'abord les enregistrements de Noetinger ne se distinguent pas tellement des interventions instrumentales (flûte, saxophone, contrebasse, percussion, clarinette, synthétiseur et guitare électrique), ou électroniques, des membres de l'Ensemble Phoenix. Les musiciens ont parfaitement su saisir les propriétés essentielles de chaque enregistrement et de chaque boucle, et ont su s'intégrer à leur timbre, à leur dynamique, à leur volume, ou à leur progression. Ils ont su copier l'essence même de chaque boucle, et sont ainsi parvenu à s'intégrer et à fusionner avec les bandes de Noetinger.
Cette méthode de travail et cette virtuosité propre à l'ensemble comme à Noetinger nous amène à la deuxième chose que je trouve franchement remarquable dans ce disque : le dépassement des frontières. Quand les instruments acoustiques et électriques, les manipulations électroniques et les boucles électroacoustiques ne se différencient plus, tout ce qui sépare habituellement ces méthodes et ces outils se trouve aboli. Il n'est pas question de division ici, l'électronique, l'électrique, l'acoustique et l'électroacoustique sont sur un pied d'égalité, il n'y a plus que des musiciens, présents pour jouer cette musique, dans laquelle ils s'investissent pleinement. Et dans cette méthode basée sur l'imitation et la copie, sur les enregistrements et leur construction, il y a également un dépassement des séparations entre la musique improvisée et la musique savante.
Les voix de l'invisible explore une zone musicale floue, une zone où la notation ne s'oppose pas à l'improvisation, où l'improvisation créer la composition, où des enregistrements dont les sources ne sont pas musicales ni instrumentales dictent la partition à suivre. C'est l'exploration d'une zone indéfinie où toutes les séparations et les divisions sont abolies au profit d'une union et d'une fusion riche et épanouissante entre des instrumentistes, des "ingénieurs" compositeurs, des improvisateurs et des musiciens classiques ; une musique qui n'est pas acoustique ni électronique ni électroacoustique, une musique qui est simplement la jouissance des phénomènes sonores, la jouissance du "jouer ensemble" pour une exploration de territoires sonores nouveaux et riches. Et si on ne parvient pas toujours à saisir comment est construite cette pièce, c'est pour mieux saisir chaque instant présent, la beauté de chaque phénomène sonore exploré à tel moment. Et l'écoute de chaque moment, de chaque son, de chaque phase, est toujours un plaisir, une surprise qui se renouvelle sans que l'on s'inquiète de la suite ou du passé. Un superbe disque en somme.
JEROME NOETINGER & ENSEMBLE PHOENIX BASEL - Les voix de l'invisible (LP, Bocian, 2016) : http://www.bocianrecords.com/releases.html