Duplant / Noyes / Chagas - The Bias of the Things (Ilse, 2011)

De plus en plus de collaborations par mail voient dorénavant le jour. Une pratique virtuelle étrange qui peut d'une certaine manière paraître déshumanisante, mais qui est aussi une façon d'interroger la pratique de l'improvisation. Peut-on encore parler d'improvisation en effet? C'est toute la spontanéité propre à l'improvisation qui semble ici artificielle, comme dans les films de Cassavetes où l'impression de spontanéité résulte en fait de séquences reprises à n'en plus finir jusqu'à ce qu'une certaine forme d'énergie précise apparaisse. De la même manière, cette pratique s'effectue sans la prise de risque propre à l'improvisation, car chacun peut retravailler sa prise autant de fois qu'il le souhaite, et surtout, chacun peut prendre le temps de réfléchir aux formes de ses interventions avant même de participer, ce qui n'est pas sans remettre en cause la liberté et la spontanéité tant vantées par certains. Pratique ambiguë où se confrontent deux principes, une annihilation de la spontanéité, mais également et surtout une négation radicale de toute forme de hiérarchie. Cette négation va encore plus loin que les précédentes dans la mesure où le fait d'enregistrer seul empêche chaque musicien de se soumettre à une quelconque personnalité, le jeu des affects au sein du collectif semble ainsi annihilé au profit d'une donation totale à la musique seulement. Une nouvelle forme de liberté paraît ainsi apparaître à l'encontre des principes de spontanéité.

C'est dans cette lignée que semble s'inscrire ce trio publié par le label Ilse où se sont rejoint trois musiciens qui n'en sont pas à leur première collaboration; il s'agit du contrebassiste et percussionniste français Bruno Duplant (ici à la contrebasse, au gramophone, à la radio et à différentes sources sonores étranges), du pianiste néo-zélandais Lee Noyes et du saxophoniste et clarinettiste portugais Paulo Chagas. Et comme je l'évoquais à l'instant, cette manière d'enregistrer à distance et en décalage offre plusieurs opportunités. Tout d'abord, elle permet une écoute et une compréhension profondes de chaque intervention et de chaque musicien, une intuition beaucoup plus précise que dans un studio; mais également et surtout une exaltation de l'individualité au sein du collectif et un refus radical et extrême d'une quelconque hiérarchie (entre les musiciens, les personnes, les instruments, les techniques et les modes de jeux, etc.). On se retrouve alors face à une musique très singulière, où les personnalités se superposent les unes aux autres, où de courtes phrases mélodiques, par exemple, rejoignent des fréquences radios, tandis qu'un saxophone virulent explose en cris viscéraux. Les formes de discours sont nombreuses et leur agencement complexe, la basse de Duplant est souvent assez minimaliste tout en étant généreuse, de longues notes rondes enveloppent le tout, mais ce dernier peut tout aussi bien étendre son vocabulaire avec différents éléments parfois très surprenants, comme la diffusion d'un vieil enregistrement de tango sur un gramophone très granuleux. A côté, par-dessus, ou à l'intérieur, Paulo Chagas crie, éructe et creuse ce qui finit par devenir une nappe sonore hétéroclite sans structure apparente. Mais à côté de l'étonnante étendue de timbres proposées par Duplant et du relief creusé par Chagas, le plus surprenant est peut-être la performance de Noyes qui parvient à équilibrer les tensions entre sons, bruits et notes, en parsemant quelques courtes phrases mélodiques délicates ou en disséminant des frottements et des raclements du bois et des cordes de son piano, dans un territoire qui hésite entre la filiation de John Tilbury et de Magda Mayas.

Mais par-dessus tout, ce qui surprend, c'est la cohésion du groupe comparée à l'exaltation d'individualités qui paraissent au premier abord ne pas tenir compte du collectif. Chaque intervention est plus que singulière, elle est complètement individuelle, au sens substantiel, l'intention  de chacun est exploitée et déployée sans concession. Cependant, la musique est aussi collective, et le groupe se maintient, presque miraculeusement tant il est hétéroclite, dans une attention particulière et intense. La sensibilité et la connaissance des participations de chacun semblent extrêmement intenses et pleines, si l'individualité est exaltée, c'est toujours en réponse au son du trio, il reste toujours une attention constante au collectif qui parvient à maintenir une individualité entière au sein d'une communauté musicale cohérente et également entière. L'équilibre entre toutes ces tensions se trouve ainsi magiquement géré et manipulé, que ce soit l'équilibre entre individualité et communauté, mélodie et bruit, tonalité et atonalité, temps strié et temps lisse, etc. Quatre improvisations complexes et originales qui se déploient dans un paysage hétéroclite et escarpé, mais surtout intense et puissant. Recommandé!

Tracklist: 01-Sappho's remembrance / 02-As its name indicates / 03-The opposite of remembrance is invitation / 04-Tango for small things of every day of life