Nate Wooley - The Almond (Pogus, 2011)

Je vous faisais part de ma surprise devant l'originalité du nouvel album solo de C. Spencer Yeh hier encore, mais alors là, bien que le trompettiste américain Nate Wooley ait déjà sorti deux solos cette année, The Almond m'a plus que surpris, il m'a carrément atterré. A l'opposé de [8] syllables sorti chez Peira comme de Trumpet/Amplifer, et aux antipodes de ses productions jazz/free jazz (comme cet album de reprises du Velvet Underground), The Almond est un long drone statique et radical de plus de 70 minutes, produit par le label américain Pogus.

A l'origine, il s'agissait seulement d'une étude de 20 minutes pour trompette seule, sans techniques étendues, une étude que Nate a publié début 2010 sur le netlabel Compost and Height (vous pouvez l'écouter ici). The Almond a grossi et a grandi pour finir en monumental drone de plus d'une heure. Une nappe complètement horizontale donc, à partir de notes enregistrées dans plusieurs lieux, non modifiées et selon des techniques traditionnelles. Plusieurs notes sont ainsi superposées durant des temps étirés au-delà des limites habituelles, au-delà des conventions musicales et perceptives. Il y a quelques semaines, une critique comparait The Almond aux travaux de Phill Niblock, la comparaison tient évidemment, puisqu'il s'agit de l'analyse et de la synthèse de la trompette au-delà des habitudes instrumentales et compositionnelles. Ceci-dit, la synthèse proposée par Nate Wooley ici a quelque chose de beaucoup plus chaleureux que les compositions du célèbre artiste minimaliste américain. Car l'instrument est travaillé, décomposé et recomposé par Nate lui-même, et ceci sans la médiation informatique ou électronique (hormis une pédale ponctuellement utilisée qui produit des sons proche d'une sorte de moteur). Le fait que la totalité de ce drone soit acoustique et qu'il soit composé et interprété par la même personne confère une aura et une chaleur que les drones de Niblock n'arrivent pas toujours à atteindre (ce qui n'est pas un reproche, la musique de Phill offrant encore d'autres intérêts). On a donc ici une succession de notes qui se superposent, des notes qui apparaissent, disparaissent, tandis qu'une voix surgit également par moment ainsi que des notes modifiées par une pédale d'effet. Bien que la musique soit d'une continuité et d'une linéarité presque géométrique, il y a un mouvement incessant qui se forme dès le moindre changement, la disparition d'une note, ou son apparition, forme immédiatement une nouvelle strate, mais toujours dans le même dynamisme et la même intensité statique. On se balade simplement, de strates en strates, tandis que l'apparition d'harmoniques forment une autre voix par moment, une voix fantomatique à l'allure sacrée du fait de son apparente transcendance. Et ce sont bien d'une part cette voix d'harmoniques ainsi que, d'autre part, la voix de Nate et la pédale utilisée, ce sont ces différents éléments qui agissent comme des accidents, mais des accidents opportuns d'une ampleur considérable sans commune mesure avec leur présence physique. Tous ces accidents font vivre les différentes strates (en en formant un double ou une sorte d'ombre) sur lesquelles Nate nous invite, mais ils leur confèrent également une dimension mystique sans être occulte, une dimension sacrée analogue aux choeurs et aux orgues auxquels ressemblent parfois ce drone.

The Almond, qui n'est pas sans rappeler le dispositif cinématographique d'analyse (enregistrement fragmentaire) et de synthèse (projection continue), ressemble à une magnifique tentative de reconstitution d'une temporalité originelle, d'une durée sans temps, où la pulsation est évidemment absente, mais où toute tentative de découpage paraît impossible face à la puissante continuité de ce drone. Un sentiment d'éternité et d'atemporalité ne peut que saisir l'auditeur qui prendra le temps (considérable et imposant) de se prêter au jeu de ce flot acoustique dense, riche, radical et puissant, aux allures sacrées ou incantatoires par moment. Une musique qui se plonge dans la durée en abolissant le temps, une musique d'éternité vraiment magnifique. Hautement recommandé!