Tout commence avec une pièce relativement courte pour shruti box ("Some move upward uncertainly"): plusieurs bourdons se superposent durant une lente nappe minimaliste ponctuée de rares évènements. Les notes s'emmêlent en un accord harmonieux ou se frottent en une sensible et délicate dissonance. Mais l'écoute reste agréable et le temps semble comme suspendu par cette courte introduction à une suite qui nous réserve encore pas mal de surprises. Parallèlement à cette pièce, on trouve sur la cinquième piste une pièce qui peut faire écho, "Spectrum of one", de la même durée et également pour un seul instrument, les ondes sinusoïdales. Moins linéaire, celle-ci nous plonge dans un territoire ouvert où les sinsinusoïdes de différentes fréquences sont entrecoupées par des silences. Une pièce simple, belle, reposante, qui s'insère dans une sous-totalité assez monumentale, et amène parfaitement à conclure ce solo.
Mais reprenons dans l'ordre, la suite, c'est tout d'abord "Zero plus zero", une pièce pour saxophone soprano avec préparations. Une pièce peut-être moins minimale et radicale dans la simplicité et l'utilisation du silence, où les notes s'évanouissent dans des souffles auxquels répondent des préparations motorisés et métalliques, activées ou non par le saxophone, ce qui la rend plus extrême par contre dans les textures réductionnistes utilisées. Il s'ensuit une confusion étonnante entre un instrument acoustique et des objets industriels, une confusion entre des bruits très sensibles, qui ne ressemblent à rien, jouées très doucement et avec poésie. Une poésie de l'espace et du temps, qui produit un espace sonore surprenant et singulier au sein d'un temps étendu et linéaire, sans être lisse pour autant, dans la mesure où ce temps est tout de même divisé en plusieurs parties et toujours ponctué d'évènements minimalistes. Un voyage étonnant à travers des paysages inouïs et poétiques.
Vient ensuite une pièce divisée en trois parties ("Inside the outside") qui se distinguent de par leur instrumentation, la plus longue, la plus riche, et la plus dense, mais qui fait tout de même pleinement partie de cette œuvre monumentale et épique. Faisons d'ailleurs la liste des instruments utilisés sur chaque partie: shruti box, double plugged equalizer, ring modulator, clarinette basse (corps du haut seulement), baladeurs cassette et MD pour la première partie; double plugged equalizers, tubes en carton préparés et amplifiés pour la deuxième; et clarinette basse avec et sans cartons préparés pour la dernière.
On commence avec un long bourdon, grave, dense et riche, sur lequel se greffe des phrases à la clarinette qui semble mourir ou se lamenter. Des pleurs graves, retentissants, puissants, dans un espace désert et lisse, froid mais organique. La linéarité du drone est constamment brisée et mise en relief par ces irruptions instrumentales où l'émotion des glissandos à la clarinette se confronte à la froideur du continuum sonore dans les graves. Une pièce puissante jusqu'aux ultimes gémissements de la clarinette, entrecoupés de silence durant la dernière minute. Une fois de plus, l'ambiance comme les textures ne ressemblent à rien et sont inattendues, cette première partie de presque vingt minutes, la meilleur pièce de ce disque à mon avis, a de quoi retourner n'importe quel amateur de musiques improvisées, de noise et de musique électroacoustique, aussi bien que tout amateur de Wandelweiser.
La deuxième partie de "Inside the outside" se base également sur un drone produit par le double plugged equalizer, un drone sur une fréquence très basse et instable, sans cesse modulée et toujours vivante, selon un rythme et des cycles qui semblent précisément prévus et calculés. Ce n'est qu'à la moitié de la pièce que des fréquences aiguës, stables et corrosives, pointent le bout de leur nez pour encore élargir la densité de ce volume sonore déjà extrêmement puissant. Une masse sonore dense et continue, toujours plus forte et puissante, qui s'arrêtera trop brutalement par des enregistrements de l'environnement avant de laisser place à deux pistes où la saturation n'a plus de place: "Spectrum of one" et "Inside the outside III". Cette dernière, qui remplit les vingt dernières minutes de ce voyage d'une heure vingt, est une pièce beaucoup plus calme et silencieuse que les deux précédentes. Ici, Lucio répète des notes tirées du registre chalumeau de se clarinette basse et les mêle à son propre souffle, tout en les modulant en relâchant la pression des lèvres. L'ambiance est plutôt austère, mais le son chaleureux de l'ébène vient vite redonner de la couleur à cette pièce. La conclusion de cette suite demande peut-être pas mal d'attention et de disponibilité mais une fois qu'on les donne, le voyage devient excellent. Car une fois les répétitions amorcées, c'est un dialogue avec le silence qui commence à pointer et à entrecouper chaque évènement. Un silence qui devient de plus en plus fort à mesure que les répétitions sont monotones et minimales. Simultanément, un souffle active des tubes en carton et des notes aussi graves s'entremêlent. La confusion entre le carton et
l'ébène règne, on n'arrive plus vraiment à se repérer à travers ces
sons abyssaux répétés de manière mécanique et machinale, qui ne se démêlent que grâce au silence. Et comme avec les shruti box qui ouvraient le voyage, les sons se mêlent aussi bien harmonieusement qu'ils se frottent avec une délicate poésie. Petit à petit, les évènements se font de plus en plus courts, de plus en plus calmes et subtils, le silence prend de plus en plus de place, et enfin, le voyage proposé par Lucio peut prendre fin. Enfin, nous pouvons lentement sortir de cette œuvre monumentale et envoutante, complètement nouvelle et originale, magique et intense.