Ce n'est qu'après plusieurs écoutes que je me suis enfin décidé à lire les notes et les informations relatives à cette étrange œuvre proposée par le percussionniste suédois SAJ. Alors que je m'attendais à voir une date d'enregistrement vieille de deux-trois ans tout au plus, quelle ne fut pas ma surprise quand je vis que cette version de Die Harke und der Spaten (Le rateau et la bêche) avait déjà 14 ans. Car en effet, cette pièce ne ressemble à rien que je connaisse, si ce n'est à un mélange de Schönberg et de Kurt Weill, revisité par un ensemble de free jazz... Et quel ensemble, toute la crème de la musique improvisée nord-européenne réunie aux côtés de SAJ qui a ici quitté ses percussions pour ne se consacrer qu'à la voix et l'accordéon. Ce dernier n'a pas lésiné sur le choix de ses collaborateurs: Axel Dörner (trompette), Mats Gustafsson (saxophone), Per-Åke Holmlander (tuba, trombone), Sten Sandell (piano), Matthias Bauer (contrebasse), Raymond Strid (percussion), rien que ça... (mais pourquoi se priver lorsqu'on est considéré comme un des musiciens suédois les plus innovants).
Quand j'entends une nouvelle création de SAJ, je suis généralement plutôt déçu car j'ai été beaucoup trop marqué par son Ballistik I-IX du Free Quartett (aux côtés de Dörner aussi, ainsi qu'avec Thomas Ankersmit et Joe Williamson), une suite d'improvisations enregistrées en 2004, qui ont certainement renouvelé et dépassé le free jazz de manière aussi importante et radicale que The Ames Room. Et de ce que j'ai entendu, SAJ ne me paraît pas avoir dépassé ce niveau. Mais passons, ce qui est fait est fait, et revenons à Die Harke und der Spaten. Composée en 1983, cette ode aux outils de jardin est une pièce musicale et théâtrale, où râteau et bêche ont chacun leur place sur l'espace de représentation. Aussi improvisée qu'écrite, cette pièce est pour un ensemble d'instrumentistes (généralement deux ou trois soufflants, accompagnés d'un piano, d'une basse et d'une batterie) et un chanteur/narrateur. Pour cette version, SAJ utilise la plupart du temps une technique de chant similaire au sprechgesang (ce pourquoi je parlais de Schönberg), accompagné par un ou deux instrumentistes. Souvent d'ailleurs, l'ensemble est réduit à quelques musiciens, les improvisations collectives parsèment l’œuvre, mais il s'agit régulièrement de compositions et d'improvisations pour des duos ou des trios. Écriture, improvisations (en groupe ou en solos), musique instrumentale, musique vocale, techniques traditionnelles et étendues, musique populaire (comme cet ostinato à la contrebasse basée sur un I-V primitif) et musique savante, un mélange improbable de chants théâtralisés sur un accompagnement des souffles de Dörner par exmple, ou des slaps de Gustafsson, de musiques atonales et de mélodies dansantes et populaires (qui ne sont pas sans rappeler quant à elles les compositions de Weill, d'autant plus qu'il s'agit là encore de théâtre).
Pour Die Harke und der Spaten, SAJ a su mélanger et intégrer de multiples sources parfois contradictoires, un mélange très équilibré qui produit une musique personnelle et extrêmement originale. De plus, la large part laissée à l'improvisation permet à chaque musicien de s'affirmer librement et de contribuer à renouveler cette pièce selon les instrumentistes présents. Mais cette œuvre n'équilibre pas que ses sources et ses influences/références musicales, elle parvient également à très bien gérer l'équilibre entre écriture et improvisation (au point où l'on s'y perd souvent), aussi bien qu'entre les instruments qui peuvent tout aussi bien servir d'interlocuteur à un duo, d'accompagnement à un solo, de solistes, de membres d'un collectif improvisé, etc., car la géométrie instrumentale est variable et ne cesse de traverser une multitude de territoires. Toujours innovant et créatif, SAJ a su créer ici une œuvre (enregistrée pour la première fois en CD) profondément originale. Recommandé!
Vidéo d'une des premières versions avec Schlippenbach et Altena (1983): http://www.sven-akejohansson.com/en/filmvideoradio/harke-und-spaten-1983/