Christine Abdelnour/Bonnie Jones/Andrea Neumann - AS:IS (Olof Bright, 2012)


Dès les premiers sons, une chose paraît claire pour le trio Abdelnour/Jones/Neumann, il faut créer un son collectif unique, composé des voies et des singularités de chacune. Superposer deux explorations acoustiques profondes (le saxophone alto de Christine Abdelnour, l'intérieur du piano pour Andrea Neumann) et une utilisation minutieuse et espacée de l'électronique (Bonnie Jones). Et c'est une réussite. Si toutes trois, individuellement, ont su marqué le paysage sonore des pays qu'elles ont habité (France pour Christine Abdelnour, États-Unis et Corée du Sud pour Bonnie Jones, Allemagne pour Andrea Neumann), ensemble, leur collaboration explose les frontières et les particularités géographiques aussi bien qu'esthétiques. D'un autre côté, je m'enthousiasme peut-être un peu trop, car oui: il s'agit tout de même clairement d'eai, d'improvisation libre et électroacoustique bercée par des influences minimalistes et réductionnistes. Mais tout de même...

Les territoires peints par ces trois musiciennes sont des paysages sonores abstraits, aux longues étendues sans être linéaires. Des paysages calmes et simples, mais d'une richesse parfois insoupçonnée. Les détails fourmillent, des détails électroniques et acoustiques qui révèlent la personnalité de chacune. Le souffle (organique) de Christine Abdelnour filtré par l'alto et son plateau, les longs crépitements et le souffle (électrique) de la table de mixage ou le frottement abstrait des cordes (préparées) du piano d'Andrea Neumann, le tout soutenu par des radios et des parasites électroniques rudimentaires mais soigneusement choisis par Bonnie Jones. Ce ne sont que quelques exemples parmi tant d'autres, car l'exploration de chaque outil/instrument est d'une profondeur et d'une richesse inouïes. Pour ceux qui connaissent l'une ou l'autre de ces musiciennes (ou toutes), vous soupçonnez certainement leur tendance à rivaliser d'inventivité, de virtuosité  et d'ingéniosité, et vous savez jusqu'où elles peuvent surprendre.

Ceci-dit, ce n'est pas non plus une démonstration gratuite de force et de virtuosité. Les singularités et la voie de chacune sont une part fondamentale des improvisations, ce sont même les fondements, mais la finalité première reste de construire un son collectif (composé de trois strates qui ne se différencient pas toujours et surtout pas aisément). L'interaction semble reposer sur un principe de respect permanent et d'équilibre entre chaque musicienne, mais aussi entre le son et le silence (j'y reviendrai). Même si on ne sait pas toujours qui est en train de jouer: si quelqu'un intervient, on l'entend, et chaque intervention entre en compte dans la direction que la musique prendra. L'espace est calme, aéré, intime et à ouvert à toutes propositions (ainsi qu'à toute absence de propositions): une ouverture sur l'infini des possibles. Et à l'intérieur de cet espace sonore très riche, qui se distord lentement par de micro-évolutions engendrés par des micro-évènements, on peut ressentir une grande attention et une grande sensibilité à chaque évènement, mais également au déroulement et à la construction des évènements. Il ne s'agit pas seulement de réagir, mais également de construire ensemble et d'assumer les réactions de chacune, aussi inattendues soient-elles.

Quant à l'équilibre entre le son et le silence, je ne pensais pas une omniprésence formelle du silence considéré comme matériau sonore. Il s'agit plutôt d'un silence constamment sous-jacent, d'un silence ressenti par la délicatesse avec laquelle chacune des musiciennes en extrait la matière sonore - car chaque son est extrait du silence avec une espèce de difficulté respectueuse, comme pour ne pas le brusquer. Silence que l'on peut aussi ressentir dans l'instabilité du son par moments. Un silence qui aide à construire la musique sans être nécessairement utilisé comme matériau musical. Un silence qui participe et construit ce caractère si délicat, sensible, fin et inventif que l'on perçoit tout au long de AS:IS.

Sept improvisations calmes et intimes, très créatives et exceptionnellement riches. Un très bon exemple de musique improvisée après la gloire de l'eai et du réductionnisme. Hautement recommandé!