S'il y a une chose pour laquelle nous ne serons jamais assez redevables envers le free jazz, c'est certainement d'avoir libérer les instruments de leur fonction et de leur hiérarchie. Dorénavant, nous avons la chance - encore inimaginable il n'y a pas si longtemps - de pouvoir savourer quelques talentueux soli de tuba, de gong, de percussions, et de contrebasse, pour n'en citer que quelques uns - soit autant d'instruments longtemps oubliés derrière leur fonction d’accompagnement. Et cette dernière, la contrebasse, est un de mes instruments favoris, l'un des instruments à cordes frottées les plus riches comme j'en ai souvent l'impression. C'est donc toujours avec plaisir que j'écoute un solo de contrebasse, qui plus est quand la volonté du musicien est d'en explorer tous les possibles.
Il n'y a pas si longtemps, j'avais été épaté par le solo de Sam Pettigrew, qui n'explorait quant à lui qu'un seul possible de la contrebasse, mais avec tellement de profondeur, de méticulosité et de précision que j'en ai été renversé. Aujourd'hui, j'en viens au premier disque vinyle publié par le label Umlaut (également disponible en version digitale), Pickelhaube, un solo du contrebassiste Joel Grip. Ce dernier fait partie de ces musiciens qui puisent leurs sources dans le free jazz, et qui tentent de maintenir en vie ce "genre" aux multiples avatars. Mais sans jamais faire de pales copies des idoles américaines, Joel Grip s'inscrit toujours dans des démarches modernes de relectures et de créativité, sources du free jazz. Pour ce solo, je ne sais pas s'il s'agit vraiment de free jazz à proprement parler. Bien sûr il s'agit d'improvisation, de musique improvisée avant tout, avec comme fondement la spontanéité. Et qu'importe après tout. Disons qu'il s'agit de contrebasse. D'un homme et d'un instrument. D'un musicien, d'un instrument, d'improvisation, d'un public. Comment un homme, à travers un instrument, peut-il improviser un dialogue avec un public? Comment transmettre ses émotions, son histoire, et ses envies à un auditeur (ou plusieurs)?
Il suffit (mais la tâche n'est pas facile) de renouer organiquement avec son instrument. Voilà où résident certainement la force et la puissance de Joel Grip. Un dialogue organique entre lui, un instrument (la contrebasse) et un public (nous...). Pickelhaube est une suite de six improvisations pas très longues bourrées de techniques étendues, de virtuosité et d'un talent hors du commun certes. Joel Grip parvient à explorer et exploiter un maximum des possibilités de la contrebasse en trente minutes. Mais c'est un peu le lot commun de beaucoup de musiciens actuels... Là où Joel fait fort, c'est plutôt dans sa volonté de partage, sa sensibilité d'écoute au récepteur, et son lien intime et profond à son instrument. Un lien corporel, où les cordes vocales se font cordes, où la bouche se fait bois, où le geste mime plus qu'il ne joue. Une liaison profonde et puissante entre un homme et un outil, un outil au service d'une esthétique et d'un langage nouveaux, puissants, très intenses. Car oui, Pickelhaube prend aux tripes, remue le ventre, mais agit également émotionnellement. Pickelhaube donne envie de pleurer, de danser, de rire, de manger aussi, de boire, de faire la fête, puis encore de pleurer, de faire le deuil, de se secouer, de méditer.
Voilà une suite d'improvisations vraiment belles, des improvisations qui remuent (les tripes plus que les méninges), une suite profonde et puissante. Joel Grip, au-delà de son énergie et de sa virtuosité sensationnelles, parvient à dialoguer de manière organique, à créer un langage nouveau et au-delà des normes. Un pur moment de partage, d'humanité, et de musique! Dans la plus pure tradition du free jazz, mais au-delà de ses codes. Hautement recommandé!
Informations: http://www.umlautrecords.com/album/pickelhaube