Je n'avais pas entendu parler du label français Presqu'île depuis un moment maintenant. Jusqu'à présent, ils n'ont publié que trois disques, trois merveilles de la nouvelle avant-garde japonaise. Mais cette année, il ne s'agit plus d'onkyo, mais d'une compilation dont les fonds sont reversés aux ONG japonaises relatives à la catastrophe nucléaire -toujours pas résolues- qui a eu lieu il y a un an à Fukushima. Un double disque varié de musiques expérimentales à travers le monde, dont sont exclus tous les musiciens japonais, quand bien même cette compilation s'inspire d'une déclaration d'Otomo Yoshihide... (http://www.japanimprov.com/yotomo/fukushima/lecture.html)
Le premier disque s'ouvre de manière tragique et épique avec Al contrario, une longue pièce de Dave Smith interprétée au piano par John Tilbury. Durant plus d'une demi-heure, le même tempo andante, répétitif et obsessionnel, sert à placer des mélodies simples, fragiles et tendues, qui peuvent parfois rappeler Satie. Mais c'est surtout à Feldman que l'on pense en entendant ces motifs répétés, oubliés, et rejoués plus tard, comme lorsque l'on entend les silences remplis de résonances par Tilbury qui espacent chaque noire. Car la pièce n'est jouée que sur des noires et des blanches quasiment, il n'y a pas de division du temps, les mélodies comme l'accompagnement sont obstinés, et servent également à étirer et dilater le temps perçu. Une pièce magnifique aux couleurs mélodiques sensibles et merveilleuses, des mélodies répétées à travers une pulsation immuable et atemporelle. L'interprétation est extrêmement puissante, chaque accord et chaque temps fort sont appuyés avec émotion, et l'espace réservé aux résonances du piano est rempli avec une sensibilité très typique de Tilbury et de sa sensibilité à l'espace virtuel créé par les harmoniques. Magnifique.
La suite de ce disque est une pièce de dix minutes interprétée au piano par Magda Mayas. S'il s'agit du même instrument, ceux qui connaissent ces musiciens savent qu'ils n'ont pas grand chose en commun. Car le solo de Magda est cette fois une pièce improvisée, beaucoup plus axée sur les textures et le timbre du piano, presque exclusivement à travers des préparations et des techniques étendues. Magda Mayas improvise ici une pièce plutôt calme, sans pulsation ni mélodie bien sûr, quasiment sans note en fait, une pièce de sons et de bruits à travers un temps absolument lisse sans être linéaire. Les textures présentes sur Foreign Grey sont comme toujours très surprenantes et inhabituelles, hautement inventives et denses, aux couleurs souvent sombres et tragiques. Puis on continue sur des textures inhabituelles et improbables avec From Dotolim, une pièce d'un quart d'heure enregistrée à Séoul par le quartet Choi Joonyong/Joe Foster/Hong Chulki/Jin Sangtae. Une pièce déconstruite, aux couleurs inattendues et extrêmes, bruitisme silencieux et créatif, musique parasitaire produite par la décomposition sonore d'objets usuels (lecteurs de disque, platines, objets divers, klaxons): une pièce radicale et extrême par quelques uns des plus talentueux improvisateurs coréens.
Le second disque commence avec une pièce de Burkhard Beins pour synthétiseur analogique et carillon frottée, une pièce linéaire aux textures et aux reliefs surprenants et originaux. Vient ensuite une pièce plutôt réussie et envoutante avec Mark Wastell au tam-tam relié directement à une machine d'effets sonores (Eventide H3000) à partir de laquelle Jonathan McHugh modifie et filtre les sons de Wastell: une intercation magique et obsédante. Certains musiciens paraissent être présents seulement pour offrir leur nom à cette compilation ensuite, je pense au solo d'Annette Krebs et à son duo avec Chris Abrahams, une pièce de field-recordings de quatre minutes à peine et un duo de trois minutes qui ont du mal à trouver leur place à côté d'autres pièces qui durent au minimum le double de temps de ces dernières.
La deuxième partie de ce disque commence alors à être beaucoup plus intéressante. On commence avec Fukushima for the Time Being, une improvisation de dix minutes par le trio Mural, soit Ingar Zach aux percussions, Kim Myhr à la guitare et à la cithare, et Jim Denley à la flûte. Une pièce contemplative et linéaire, mais beaucoup plus intense et forte que d'habitude. Il y a de nombreux reliefs, de la tension, des ruptures, bref, une pièce plutôt riche par rapport à ce que peut produire cette formation. Et enfin, comme en écho à la pièce de Dave Smith sur le premier disque, une autre œuvre écrite de vingt minutes, cette fois par Michael Pisaro et interprétée par Greg Stuart, The Bell-Maker, from Four Pieces for Recorded Percussion (Il faut attendre). Une musique très minimaliste, où Greg Stuart joue avec seulement deux ou trois carillons et un glockenspiel. Des phrases miniatures qui ne se répondent pas et qui dialoguent avec un souffle énigmatique, ou avec un silence fantomatique, toujours présent mais jamais réellement effectif. Des percussions sans rythmes, des hauteurs sans hiérarchies, pour une pièce monotone et linéaire mais tout de même absorbante et envoutante. Très belle pièce. Et pour conclure cette compilation, Cylindrical Mirror de Greg Kelley. Une grande improvisation solo de trompette par le membre du duo Nmperign. Improvisation à tendance réductionniste, improvisation de souffles, de silences et de techniques étendues diverses. On y trouve des fractures incessantes, fractures du silence notamment, mais également d'intensités. Virtuose et puissante, inventive et dense, parfait pour conclure ce tour d'horizon des nouvelles musiques à travers le monde.
Sur le principe, je n'aime pas vraiment les compilations, toujours trop hétéroclites, trop courtes, on ne peut avoir qu'un aperçu des talents de chacun. Il manque la place nécessaire à de vrais développements. Ceci-dit, je recommande quand même celle-ci, notamment pour la place considérable laissée à Tilbury et à Pisaro, mais également pour la diversité des approches musicales et esthétiques qui forment un panorama plutôt complet de ce que l'on peut entendre ces dernières années. Vous souhaitez découvrir ou faire découvrir les musiques nouvelles, voilà tout de même une très bonne compilation (avec toutes les réserves que je peux avoir à propos des compilations en soi) qui complète parfaitement echtzeitmuzik berlin.
Informations, extraits: http://www.presquilerecords.com/psq004-fukushima