Jim Denley, Philippe Lauzier, Pierre-Yves Martel, Kim Myhr, Eric Normand - Transition de Phase (Tour de Bras, 2011)
Jim Denley: saxophone alto, flûte
Philippe Lauzier: saxophone soprano, clarinette basse
Pierre-Yves Martel: électronique
Kim Myhr: guitare acoustique, cithare
Eric Normand: basse électrique
Si Myhr et Denley ont déjà travaillé ensemble sur plusieurs projets, je n'avais encore jamais entendu Lauzier, Martel et Normand, tous les trois basés au Québec, et rencontrés en 2009 à Montréal par le duo australo-norvégien. Ensemble ils nous proposent trois "phases" d'orientations minimalistes et microtonales publiées par le label d'Eric Normand: Tour de Bras; les "transitions de phase" étant l'étude physique des altérations et des modifications d'une structure donnée par un phénomène extérieur, on imagine bien ce que ça peut donner en musique...
Enlevez l'importance de l'aplat chez Kandinski, obscurcissez les formes géométriques puis transposez ces graphismes dans le domaine sonore, vous pourrez alors obtenir quelque d'assez proche de la première Phase de ce quintet. Chaque interprète construit une ligne de fuite personnelle qui tend à devenir collective lorsqu'elle en entrecroise une autre, la pénètre et s'y imbrique. Pour continuer avec la comparaison plastique, chacun a l'air de sculpter le même granit que tout le reste de la formation, mais tout en gardant son outil-instrument auquel il s'identifie et par qui il conserve son individualité. La matière sonore est d'une tessiture ample qui va de la basse électrique au saxophone soprano en passant par les potentialités infinies de l'électronique; ainsi, chacun travaille, taille, sculpte et traverse cette texture de multiples manières: bourdons, larsens, techniques étendues, interventions sporadiques et distillées ou continues, réponses dialogiques ou autistes, etc...
Quant à la Phase 2, elle peut peut-être sembler plus facile dans la mesure où elle ne travaille qu'à créer une seule texture (pâte) complètement homogène. Cependant, outre le fait pragmatique que ces musiciens n'ont que trop rarement l'occasion de collaborer, ce qui peut poser problème dans ce genre de démarche et qui est dépassé avec brio dans cette pièce, c'est la conservation des couleurs et donc des personnalités. Effectivement, la matière est homogène, presque monolithique parfois, mais ce qui est admirable, c'est que les individualités si présentes et marquées dans la Phase 1 se maintiennent complètement et même s'épanouissent dans cette structure qui aurait pu se révéler contraignante à ce niveau. Mais au contraire, les contraintes propres à la musique improvisée (en est-ce vraiment d'ailleurs?) semblent s'évanouir: alors que des timbres et des influences orientales surgissent et s'ancrent dans la démarche collective, l'atonalité et les techniques étendues ne sont plus utilisées systématiquement. Malgré des contraintes structurelles et intentionnelles, cette pièce paraît fraichement libre et innovatrice, tout en évitant l'écueil du drone monotone, contemplatif et chiant.
Sans modestie, la Phase 3 (deux fois longue que les précédentes) prétend assimiler les premières Phases, en utiliser tous les ressorts sans oublier de les modifier, de les amplifier, des les magnifier et de les explorer dans leur intégralité. Ici, les transitions commencent à vraiment se faire ressentir, chaque intervention modifie les paramètres de la structure en place, et la structure, ainsi, se modifie progressivement au gré de chaque musicien, comme au gré du collectif. Les interventions sont nombreuses et complètement hétérogènes, allant des dialogues harmoniques aux hauteurs indéterminées de la basse et de l'électronique, des réminiscences orientales basées sur un bourdon au quasi-riff des cordes, des assauts corrosifs et saturés de Martel aux attaques rondes et légères de Denley et Lauzier.
Transition de phase possède une palette extrêmement riche de couleurs instrumentales (de la cithare à l'électronique) qui sont déjà très étendues par elles-mêmes. Mais la richesse se situe également dans la variété des intensités, dans leur relief, et dans les formes que peuvent revêtir chaque phase. Les processus d'improvisations ne sont pas forcément clairs, certes, mais ils ne paraissent jamais incohérents, toute intervention se fait en réponse et à l'intérieur d'un certain processus musical précis, et cette intervention est toujours immanente à la structure et à la forme du processus. Trois pièces créatives et innovatrices, intenses et variées, profondes et riches dans la forme (la structure) comme dans le contenu (le timbre).
Tracklist: 01-Phase 1 / 02-Phase 2 / 03-Phase 3