Autour des années 2000, être de nationalité japonaise ou résider sur l'archipel nipponne était presque un critère esthétique de qualité pour moi et pour beaucoup d'autres. Il y a eu un engouement aussi bien pour la japanoise d'un côté (Merzbow, Masonna, Gerogerigegege, etc.), que pour l'onkyo d'un autre côté (Taku Unami, Taku Sugimoto, Sachiko M, Toshimaru Nakamura), et ceci était du à mon avis aussi bien à une effervescence créatrice au Japon qu'à une part de fétichisme et d'orientalisme en Europe et aux États-Unis. Dans les musiques nouvelles et expérimentales (improvisées ou non), la notion de genre ou de style peut déjà poser pas mal de problèmes, mais alors celle de spécificité locale me semble encore plus problématique tant le milieu musical est réduit et me semble souvent en-dehors de toutes frontières géographiques.
Quoiqu'il en soit, je ne sais pas si les allemands tentent de créer un fétichisme autour de Berlin ou de simplement rendre compte de la situation musicale autour de cette capitale hyperactive au niveau expérimental (il faut bien le dire); mais après la parution d'un livre consacré à la scène berlinoise et d'une compilation de trois CD publiée par le label russe Mikroton, il semble que l'Allemagne souhaite tout de même faire valoir ses droits. Et d'un certain côté, elle le fait bien, étant donnée l'importante immigration de musiciens qui a eu lieu au cours des dix dernières années dans cette ville, mais aussi du fait des multiples collaborations et performances qui ont continuellement lieu à Berlin surtout - capitale européenne des musiques improvisées et expérimentales, malgré certains difficultés économiques, dorénavant inhérentes à chaque ville de toute façon...
Je ne parlerai pas de chaque artiste présent sur cette compilation (due à Burkhard Beins), mais seulement de ce que j'y ai découvert ou de ce qui m'a le plus marqué sur chaque disque, afin que ce ne soit pas trop long et surtout pas trop redondant (41 pistes quand même au total). Je laisse le lien de la présentation de cette compilation par le label lui-même au bas de cette chronique. Car oui, la liste est longue et la compilation a quelque chose d'épique et d'exhaustif: improvisations libres, musiques électroniques, musiques électroacoustiques, chansons, musiques spectrales, post-rock, noise, grindcore - quasiment la totalité des musiciens berlinois les plus extrêmes ou les plus originaux semble représentée sur cette compilation.
Dans ce qui m'a marqué, il y a tout d'abord la formation Sink (Chris Abrahams/Marcello Busato/Andrea Emke/Arthur Rother), quartet électroacoustique qui nous livre une longue plage avec une guitare et un synthé post-rock aux intervalles lents et réguliers sur fonds d'improvisations bruitistes et un peu chaotiques. Une pièce agréable et originale. Quelques pistes plus loin, on trouve le duo Bogan Ghost (Liz Albee/Anthea Caddy) pour un superbe dialogue trompette/violoncelle qui se joue des notions d'espace, de fracture et de reliefs comme Anthea Caddy a pu nous y habituer. Une pièce virtuose, dense et riche, pleine de techniques étendues, de calmes et de notes interminables, pour un long crescendo qui nous emmène dans des territoires violents et inconnus. Et enfin, deux découvertes, la première est la formation MEK (Methyl Ethyl Ketone) avec Burkhard Beins, Michael Renkel et Derek Shirley. Une courte pièce de deux minutes pour synthétiseurs analogiques et électronique basée sur des loops et des court-circuits, c'est trop court mais ça donne envie de voir ce qui se passera par la suite. Puis, The Pitch Extended, un quartet formé par Boris Baltschun (electric pump organ) et Morten J. Olsen (vibraphone), avec également Koen Nutters (upright bass) et Michael Thieke (clarinette basse). La pièce qu'ils jouent, Frozen Orange Extension (Edit) est une composition basée sur un accord du quartet, un accord qui se module lentement et progressivement, mais qui est étendu, un peu à la manière des techniques de composition spectrale, par un trio formé de Johnny Chang (violon), Robin Hayward (tuba) et Chris Heenan (clarinette basse). Un long drone acoustique envoutant et sensible qui clôture ce premier disque en beauté.
Le second disque reprend le flambeau avec un morceau du duo grind-dadaïste MoHa! pour réveiller un peu l'auditeur au cas où. Toujours un plaisir d'entendre ce groupe extrême et fou furieurx. Un plaisir aussi que de retrouver le septet Phosphor (Burkhard Beins/Axel Dörner/Robin Hayward/Annette Krebs/Andrea Neumann/Michael Renkel/Ignaz Schick) pour une longue pièce de dix minutes, une longue pièce calme, pleine d'espace, aux textures toujours surprenantes et aux interactions magiques, que je n'avais pas entendu depuis longtemps. Ignaz Schick est un musicien omniprésent à Berlin que je connais peu et j'ai été franchement surpris par la beauté de son duo avec Sabine Vogel. Un beau mélange de platines, de souffles, de flûtes, d'objets et d'électroniques pour une nappe aux textures planes, profondes et absorbantes. L'autre surprise de ce disque, c'est de voir le peu de temps accordé à Lucio Capece: un duo (très surprenant) de cinq minutes aux côtés de Christian Kesten et un solo de deux minutes trente... Deux pièces très bien certes, mais beaucoup trop courtes, comme une présentation frustrante d'un des plus grands musiciens résidant à Berlin! dommage... Heureusement, il y a tout de même in between d'Annette Krebs pour rattraper cette lacune, ma pièce préférée de toute cette compilation. Un morceau magnifique où certaines notes sont répétées avec une sorte de gros bol tibétain, auxquelles s'ajoutent des interventions électroniques diverses, de multiples enregistrements radiophoniques, ainsi que de nombreux field-recordings pris à travers le monde entre différentes tournées. Un véritable art de la composition sonore,de la structure de l'espace, et de l'équilibre entre le son, le bruit, la note et le silence, qui peut rappeler Pisaro à certains égards. Autre très bonne découverte, la formation féminine Les Femmes Savantes avec Sabine Ercklentz (trompette), Hanna Hartman (objets), Andrea Neumann (piano, table de mixage), Ute Wassermann (voix) et Ana Maria Rodriguez (électronique) pour une improvisation électroacoustique minimaliste et onirique, plutôt originale et sensiblement merveilleuse.
Pour finir, un troisième disque avec plus de musiques idiomatiques, genre rock, post-rock, dub, (free-)jazz. Car à proprement parler, il n'y a pas de free sur les autres disques, ce que sur le troisième qu'on peut entendre le trio Paul Lovens/Ignaz Schick/Clayton Thomas pour une courte piste lyrique et énergique d'une des dernières performances d'Ignaz au saxophone alto je pense. Pièce étonnante aussi, c'est Toppling And Tumbling (short version) d'un compositeur que je ne connaissais pas: Antje Vowinckel. Une exploration cyclique, systématique et sensible du timbre d'une multitude de percussions dans un dialogue étroit et absorbant, recommandé. Juste après vient d'ailleurs un incroyable duo violoncelle/contrebasse avec Nicholas Bussmann et Werner Dafeldecker où l'on jurerait écouter la suite de la précédente pièce pour percussion. Le bois est violemment et obstinément frappé et les cordes résonnent à travers cette cuve de manière magique durant une phase où les deux musiciens fusionnent avant de se décaler progressivement. La bonne découverte de ce disque c'est aussi Hanno Leichtmann qui nous propose ici un solo et un duo avec Andrea Neumann: musique informatique et électronique de boucles en dialogue avec l'exploration méthodique du piano de Neumann. Puis viennent les errances d'Antoine Chessex (saxophone ténor), musique d'inspiration spectrale où de longues notes de saxophone se superposent à une basse continue en enregistrement multipistes, le résultat est certes trop court pour vraiment se prendre au jeu, mais tout de même envoutant grâce à l'extrême mobilité du continuum. Et pour finir, un extrait d'un concert auquel j'avais eu la chance d'assister au cours de l'été 2010 quelques jours avant de rentrer en France. Il s'agit du Splitter Orchester, un gigantesque orchestre d'environ vingt musiciens parmi les plus talentueux (Liz Albee, Boris Baltschun, Burkhard Beins, Anthea Caddy, Werner Dafeldecker, Axel Dörner, Robin Hayward, Sabine Vogel, etc.) réunis par Clare Cooper et Clayton Thomas suite à l'expérience australienne du Splitter Orchestra. Un orchestre gigantesque qui improvise ici au beau milieu d'un lieu non moins colossal, la gare centrale de Berlin. Les textures se multiplient jusqu'au chaos, des motifs émergent et se font submerger, l'écoute est attentive au lieu ainsi qu'entre chacun, l'environnement génère la musique aussi bien que la musique parvient à modifier considérablement le lieu: une expérience unique et époustouflante dont on a la chance d'avoir un aperçu ici; et qui conclut à merveille cette compilation.
Après, comme pour toute compilation, la succession parfois improbable d'esthétiques incomparables peut fatiguer; et la courte durée de chaque pièce empêche souvent un développement quelconque qui permet de vraiment saisir la musique et la particularité de chacun. Mais bon, c'est le lot de toutes compilations... Ceci-dit, on a là tout de même un état des lieux monumental d'une grande partie des nouvelles musiques européennes, un état des lieux qui documente très bien la diversité des approches et des esthétiques, des recherches, des volontés et des formules adoptés par chacun. Musiques électroniques, acoustiques, instrumentales, en groupe, en solo ou en petite formation à travers des collaborations qui se recoupent, musiques idiomatiques, toutes les formes des nouvelles musiques sont abordées. Cette compilation forme à mon avis une excellente introduction et un moyen de découverte parfait pour aborder les esthétiques différentes des musiques improvisées et expérimentales pour la décennie 2010.
Informations, tracklisting complet et présentation de chaque formation disponible ici: http://www.mikroton.net/press/PRMikrotonCD14-15-16.pdf