Cornelius Cardew - Piano Music : 1959-1970

CORNELIUS CARDEW - piano music : 1959-1970 (Matchless, 1996/2013)
17 ans après sa première publication, cette compilation de pièces pour piano composées par Cornelius Cardew et interprétées par John Tilbury revient en stock. Des pièces composées entre 59 et 70, c'est-à-dire directement après la fin des études de Cardew, et jusqu'à la magistrale partition graphique qui continue de marquer de nombreux musiciens : Treatise (qu'il termine en 1967). Un extrait est d'ailleurs proposé de cette pièce à la fin du disque, avec la participation d'Eddie Prevost au gong, dans une version qui imite la création par Cardew. Quant au reste, il s'agit uniquement de pièces pour piano seul, toutes interprétées par John Tilbury, qui fut un proche (ami et musicien) du compositeur (Cardew jouait notamment dans AMM à la fin des années 60 aux côtés de Prevost).

Lors des premières pièces, l'influence de l'avant-garde européenne n'est pas très loin encore, même si Cardew commençait déjà à s'intéresser de près à la nouvelle école new-yorkaise. Il s'agit de musique atonale, mais loin du sérialisme. Durant cette décennie, Cardew commençait en fait à ouvrir la partition à l'interprète. Si les notes sont précisément indiquées, il n'y a généralement pas d'indications de tempo, d'attaques, parfois même de temps : toutes les caractéristiques de chaque note commencent dès lors à être déterminées par l'interprète seul. Jusqu'à l'imposante partition de Treatrise bien sûr, où aucune indication en-dehors des graphismes n'est laissée au musicien. Ces pièces montrent donc l'évolution de Cardew sur dix années : l'introduction progressive d'éléments aléatoires (résonances, attaques, durée) jusqu'à la liberté la plus totale laissée par Treatise avec 163 pages de dessins.

J'ai déjà beaucoup parlé de Treatise, mais ce n'est vraiment pas la pièce centrale de ce disque. Ce sont avant tout les pièces pour piano qui ne comportent encore que quelques propriétés indéterminées qui importent ici. Et l'influence grandissante de Cage, Wolff et Feldman sur l'avant-garde européenne. Car c'est bien Cage qui semble avoir bouleversé Cardew et amené ce dernier à composer de plus en plus avec l'indétermination, l'ouverture et l'aléatoire. Je me demande même si une pièce comme Volo Solo avec sa répétition de notes la plus rapide possible ne serait pas un pied de nez à l'ASAP (pour As Slow As Posssible) de Cage. Mais quelque soit l'héritage incontestable de Cage sur les premières oeuvres de Cardew, ces pièces n'en demeurent pas moins inédites et singulières. Du fait notamment de l'héritage européen qui tend à subsister malgré le rejet progressif.

Quant à l'interprétation, deux avantages indéniables. Tout d'abord Tilbury était un ami très proche de Cardew, ce qui peut assurer une certaine forme d'authenticité et de respect des oeuvres. Mais le plus important, c'est qu'avec ces pièces pour piano, Cardew souhaitait d'une certaine manière libérer les musiciens de l'autorité du compositeur, et les premiers points sur lesquels il les a libéré, ce sont précisément ceux qui intéressent Tilbury depuis plusieurs décennies. A savoir, l'intérêt pour les attaques, les résonances, les accents, la diffusion des harmoniques, la temporalité, les ruptures, la durée du son et de son évanouissement. Cette liberté laissée à Tilbury, il la conquiert avec virtuosité, intelligence, professionnalisme. Tous ces points sont au centre des improvisations de Tilbury, et c'est donc parfait de l'entendre interpréter ces pièces où ces éléments sont laissés à sa volonté. Il peut ainsi les traiter avec une longue expérience, une gestion savante et sensible. Une expérience et un talent qui rendent hommage à Cardew avec toute la profondeur qui lui est due.