Francisco Meirino - Surrender, render, end

Après plusieurs collaborations avec Dave Phillips, Roro Perrot (Vomir), Tony Whitehead, et Leif Elggren, Francisco Meirino revient avec un nouveau solo, conséquent et remarquable encore une fois. Cet artiste suisse est une figure importante des musiques expérimentales dans la mesure où sa musique explore les frontières entre plusieurs courants musicaux. Sa musique n'est pas exempte de clichés, non, mais elle est unique. Si nous pouvons entendre plein de choses que nous avons déjà entendues dans ses disques, la façon de travailler de Meirino reste unique et intéressante. Pourquoi ? Parce que ce dernier maîtrise parfaitement les codes de la musique électroacoutsique, de la musique concrète, des boucles de bandes comme des synthétiseurs modulaires, en plus de faire de la musique pour ordinateur, et il compose avec ces codes et ces paradigmes une musique complètement personnelle.
Si tout au long de sa carrière solo, le travail de Francisco Meirino sur le son s'est précisé et affiné, avec Surrender, Render, End, c'est dorénavant son travail de composition et de mixage qui devient de plus en plus fin, subtil et intelligent. Ce dernier est souvent qualifié de compositeur noise, et pourtant sa musique va au-delà de la simple noise. C'est un subtil mélange de noise, de musique concrète, de phénomènes acoustiques sonores amplifiés, de musique électroacoustique et psychoacoustique, de manipulations électriques des parasites, ainsi que de synthèses numériques et analogiques. Toutes ces techniques, ces langages musicaux, et ces esthétiques se trouvent confrontés, mélangés, opposés, et tissés les uns dans les autres de manière logique et cinématographique pour un voyage noir et flippant dans un univers sonore hors du commun et puissant.

Meirino ne joue pas forcément avec des forts volumes, ni avec des fréquences extrêmes. Tout et affaire de subtilités et de sous-entendus. Sa musique est puissante de par son évocation, elle est sombre de par ses détails. Quand il nous entraîne dans des profondeurs cauchemardesques, ce n'est pas aussi évocateur que Dave Phillips, c'est avec finesse, par à-coups, qu'il nous y entraîne. Les mécaniques sonores déraillent légèrement, les sons naturels sont brouillés progressivement par des nappes fantomatiques, et les spectres graves s'élargissent régulièrement.

Le travail de composition de Meirino prend ici toute son importance. Il ne s'agit pas simplement de créer des sons uniques - ils ne le sont pas tant que ça - mais de les agencer. Comment écrire une histoire avec cette masse de sons ? Comment entraîner l'auditeur dans ce rêve électroacoustique noir et flippant ? Tout en évitant les clichés s'il vous plaît. Par progression, par collage et montage, en utilisant des lignes continues et en coupant court de manière abrupte à toute progression, en se basant sur les qualités psychoacoustiques du son, en reforçant chaque image par des synthèses sonores monumentales ou discrètes, en jouant sur des détails, en prenant en compte les effets du son lui-même comme de la composition, Meirino compose un voyage sonore unique et formidable.

Le communiqué de presse évoque Luc Ferrari, Peter Tscherkassky et les membres de Schimpfluch, alors oui effectivement on retrouve les effets psychoacoustiques des derniers, les mécaniques épileptiques du second et l'influence électroacoustique du premier, mais au-delà de ça, Francisco Meirino évoque un voyage fou dans un univers sonore dérangé, sombre et noir. Ses compositions sont d'une richesse, d'une profondeur, d'une subtilité et d'une densité rares. Il dépasse les codes et ses influences pour composer une musique expérimentale nouvelle, personnelle, puissante, et large. Une musique où le son est travaillé aussi précisément que la structure, où le fantasme dépasse la réalité et imprègne cette dernière, une musique où le cauchemar est sous nos yeux, et prend forme de manière sonore.


FRANCISCO MEIRINO - Surrender, render, end (CD, The Helen Scarsdale Agency, 2016) : http://www.helenscarsdale.com/published/fmeirino-surrender.htm


Vanessa Rossetto - "The way you make me feel" & "Adult Contemporary"

Si je n'ai plus beaucoup de souvenirs des premiers disques que j'ai entendu de Vanessa Rossetto, je ne pense pas oublier ses derniers avant longtemps (les trois sortis cette année 2016 en tout cas). Cette artiste texane se révèle bien être une des nouvelles musiciennes expérimentales américaines les plus intéressantes, notamment à travers ses compositions pour field-recordings. Auparavant, je trouvais son travail  proche de celui d'Anne Guthrie, dans son utilisation du quotidien, mais j'avais l'impression qu'il manquait quelque chose par rapport à cette dernière notamment, que ce soit au niveau de la prise de son, ou dans la clarté des structures. Mais voilà que tous ces écueils sont largement dépassés, et que Vanessa Rossetto explore maintenant le son d'une manière unique : intime et musicale, expérimentale et transfigurative.
The way you make me feel est le résultat de quelques semaines d'enregistrements intenses à New-York. Durant une résidence dans cette métropole, Vanessa Rossetto a passé tout son "temps libre" à capturer tous les sons possibles, présents à NY : sons électriques, électroniques, urbains, industriels, mécaniques, etc. Il s'agit pour la plupart de sons anecdotiques, des phénomènes sonores qu'on n'entend plus et des parasites imperceptibles. Vanessa Rossetto a ainsi capturé sur le vif toute une masse de ces débris sonores, de ces parasites acoustiques, et de ces déchets environnementaux pour composer une suite de quatre pièces chez elle.

Tous ces détails quotidiens, ces sons environnants, proches du chaos et sources d'angoisse quand on s'y attarde, tout ce matériel qui fait notre environnement sonore est ici décomposé en petites unités, superposées les unes aux autres. Vanessa Rossetto accumule des strates d'enregistrements pour composer quatre longues pièces continues. Cette continuité, c'est le dépassement de l'angoisse et du chaos, la maîtrise d'un environnement qui nous échappe. En décomposant ces sons pour les assembler et les structurer de manière personnelle et intime, avec douceur et noirceur également, Rossetto peut se réapproprier un monde hors de contrôle. Elle se l'approprie par la composition, et nous pouvons nous retrouver dans ce monde grâce à l'écoute de cette appropriation personnelle. Je crois que toute la force de ces quatre compositions réside dans cette réappropriation d'un monde sonore hors de contrôle, dans ce dépassement du chaos et de l'angoisse.

Si, à première vue, ces pièces paraissent sombres, abstraites et continues, une écoute plus attentive révèle de nombreux passages lumineux, de nombreux éclats dans les ruptures, mais aussi une foule de détails et une possibilité de reconnaître de nombreux matériaux qui au début paraissent insaisissables. Vanessa Rossetto a composé ici quatre pièces utilisant une large palette de couleurs, des structures claires, qui évoluent et surprennent, des matériaux hors du commun (du commun musical j'entends), quatre pièces uniques et fantastiques qui dépassent totalement leurs sources, qui dépassent la quotidienneté, l'urbanité et le parasitisme de ces dernières pour leur conférer un statut d'œuvre d'art.

Puis, dans Adult Contemporary, c'est toujours de ce dépassement dont il s'agit, de la transfiguration du réel. Dans ces trois pièces publiées cet été, Vanessa Rossetto utilise toujours des sons très quotidiens, très réels, bruts et proches, comme une des premières sources sonores de ses compositions. Les pièces sont construites différemment ici, d'autres sources électroniques semblent être utilisées, ainsi que d'autres manières de transformer les enregistrements, mais le but paraît être toujours de créer une sorte de nouvelle musique concrète, une musique concrète basée sur une réalité quotidienne invisible.

A la différence de The way you make me feel, les fragments de réel capturés pour Adult Contemporay sont ressentis comme une réalité beaucoup plus asservie, beaucoup plus maîtrisée. L'environnement n'échappe plus à Rossetto, il est saisi et utilisé pour ce qu'il est, il est capturé tel quel, dominé dans la transformation et les effets, exploité dans des compositions claires qui ne sont plus des accumulations de strates. Au contraire, Rossetto utilise ici toutes les qualités de ces fragments de réels, de ces bribes de conversations saisies, de ces cris enfantins, du traffic, des parasites électriques ou mécaniques, des insectes pour les exploiter tels quels, pour en extraire les propriétés essentielles et les asservir aux besoins des compositions. Elle saisit ainsi telle intensité, telle dynamique, telle douceur, telle force, de chaque enregistrement, pour parfois la mettre en boucle, parfois la transformer à l'aide d'effets de réverbération, de ralenti, ou bien elle l'utilise de manière pure et contemplative et le laisse se déployer aux besoins des structures.

Les pièces sont construites en plusieurs parties qui évoluent crescendo souvent, allant vers des timbres de plus en plus abrasifs, de plus en plus forts, de plus en plus intenses. Puis tout se rompt, pour aboutir dans un silence qui laisse place au déploiement d'autres enregistrements. Ces évolutions sont souvent appuyées par du bruit ambiant, des nappes corrosives ou des fréquences extrêmes qui donnent une ampleur et une dimension encore plus profonde à tous cesenregistrements. Les structures sont claires, les fragments de réels composent une musique nouvelle qui évolue comme un rêve : de façon intense au niveau émotionnel, de façon abrupte et irrationnelle au niveau structurel. On ne sait jamais réellement ce qui va suivre, ni où on est, et c'est toute la magie de ces trois pièces : nous plonger dans un univers inattendu, surprenant, où la banalité et le quotidien se trouvent transformés en sons irréels, surnaturels, et oniriques. 



VANESSA ROSSETTO - The way you make me feel (CD, Unfathomless, 2016) : https://unfathomless.wordpress.com/releases/u35-vanessa-rossetto/

VANESSA ROSSETTO - Adult Contemporary (cassette, No Rent, 2016) : http://www.norentrecords.com/product/nrr-30-vanessa-rossetto-adult-contemporary-c-40







Jérôme Noetinger & Ensemble Phoenix Basel - Les voix de l'invisible

Alors que Jérôme Noetinger est certainement une des figures les plus importantes des musiques expérimentales en France (en tant que musicien, distributeur, organisateur et sous plein d'autres casquettes), son activité discographique n'a jamais été vraiment abondante. Et quand on la regarde de près, une chose frappe tout de suite, c'est l'absence de solo. Chaque publication est le témoignage d'une collaboration avec un ou plusieurs autres musiciens (électroniques ou instrumentistes), d'une collaboration avec des membres très actifs des musiques électroacoustiques ou improvisées. Et puis, arrivé en 2016, Les voix de l'invisible, paru sur le label polonais Bocian (qui a déjà édité plusieurs disques avec Noetinger) se détache de ses précédentes éditions, car il s'agit cette fois d'une collaboration avec un orchestre d'instrumentistes, l'Ensemble Phoenix Basel, dirigé par le percussionniste récemment décédé Daniel Buess, qui avait commandé une partition à cet acteur majeur de la manipulation de bandes sur Revox en 2012.

N'étant pas adepte de la notation musicale, la principale difficulté de Noetinger a tout d'abord été de savoir comment transmettre des intentions musicales à des instrumentistes, comment créer une partition qu'on lui a commandé : " j'ai décidé de faire ce que je savais faire soit travailler avec l'enregistrement et des boucles, et ensuite demander aux musiciens un travail d'imitation. Après une première séance de répétition, j'ai pu tout réorganiser avec leur interprétation en tête et en prenant aussi en compte les limites physiques de chaque instrument " nous dit Jérôme Noetinger dans ses notes de présentation.

Le résultat est une sorte de maelstrom sonore où tout se mélange, un maelstrom construit de manière toujours surprenante et évolutive. On traverse des territoires sombres, puis lumineux, graves ou aigus, continus ou discontinus, rompus brutalement ou évoluant progressivement. Il y a plusieurs choses de vraiment réussie dans cette collaboration. La première est cette fusion et cette cohésion entre les musiciens. Tout d'abord les enregistrements de Noetinger ne se distinguent pas tellement des interventions instrumentales (flûte, saxophone, contrebasse, percussion, clarinette, synthétiseur et guitare électrique), ou électroniques, des membres de l'Ensemble Phoenix. Les musiciens ont parfaitement su saisir les propriétés essentielles de chaque enregistrement et de chaque boucle, et ont su s'intégrer à leur timbre, à leur dynamique, à leur volume, ou à leur  progression. Ils ont su copier l'essence même de chaque boucle, et sont ainsi parvenu à s'intégrer et à fusionner avec les bandes de Noetinger.

Cette méthode de travail et cette virtuosité propre à l'ensemble comme à Noetinger nous amène à la deuxième chose que je trouve franchement remarquable dans ce disque : le dépassement des frontières. Quand les instruments acoustiques et électriques, les manipulations électroniques et les boucles électroacoustiques ne se différencient plus, tout ce qui sépare habituellement ces méthodes et ces outils se trouve aboli. Il n'est pas question de division ici, l'électronique, l'électrique, l'acoustique et l'électroacoustique sont sur un pied d'égalité, il n'y a plus que des musiciens, présents pour jouer cette musique, dans laquelle ils s'investissent pleinement. Et dans cette méthode basée sur l'imitation et la copie, sur les enregistrements et leur construction, il y a également un dépassement des séparations entre la musique improvisée et la musique savante. 

Les voix de l'invisible explore une zone musicale floue, une zone où la notation ne s'oppose pas à l'improvisation, où l'improvisation créer la composition, où des enregistrements dont les sources ne sont pas musicales ni instrumentales dictent la partition à suivre. C'est l'exploration d'une zone indéfinie où toutes les séparations et les divisions sont abolies au profit d'une union et d'une fusion riche et épanouissante entre des instrumentistes, des "ingénieurs" compositeurs, des improvisateurs et des musiciens classiques ; une musique qui n'est pas acoustique ni électronique ni électroacoustique, une musique qui est simplement la jouissance des phénomènes sonores, la jouissance du "jouer ensemble" pour une exploration de territoires sonores nouveaux et riches. Et si on ne parvient pas toujours à saisir comment est construite cette pièce, c'est pour mieux saisir chaque instant présent, la beauté de chaque phénomène sonore exploré à tel moment. Et l'écoute de chaque moment, de chaque son, de chaque phase, est toujours un plaisir, une surprise qui se renouvelle sans que l'on s'inquiète de la suite ou du passé. Un superbe disque en somme.


JEROME NOETINGER & ENSEMBLE PHOENIX BASEL - Les voix de l'invisible (LP, Bocian, 2016) : http://www.bocianrecords.com/releases.html


Bryn Harrison - Receiving the Approaching Memory

Les quatre dernières publications du label another timbre ont un point commun : il s'agit de quatre duo qui incluent un violon. Violon/percussion, violon/contrebasse ou violon/piano, des musiciens qui jouent leur propre composition, d'un autre compositeur ou qui improvisent, qui jouent sur les rythmes, les attaques, les mélodies, la continuité, la discontinuité, etc : autant de manière d'envisager la relation entre un violon et un autre instrument. Certains des musiciens publiés cette saison sont connus, d'autres moins, certains ne sont pas vraiment surprenants, mais le plus étonnant d'eux, et le plus touchant, reste Receiving the Approaching Memory, une suite de cinq pièces composées en 2014 par Bryn Harrison et réalisées ici par Aisha Orazbayeva au violon et Mark Knoop au piano.

Les deux premières choses qui frappent dans cette composition sont certainement les aspects envoûtant et aérien. Lors des premières écoutes, on se laisse bercer par les cellules harmoniques du piano, ces sortes de fragments mélodiques qui se répètent, toujours similaires et toujours différents. Le piano joue sur des répétitions réconfortantes, des fausses répétitions où des éléments de chaque fragment sont constamment réinjectés. Bryn Harrison a ainsi composé une partie pour le piano qui fait sans cesse appel à la mémoire, à la prédiction, qui fait sans cesse appel à certaines questions sans réponses lors de l'écoute : quel élément était présent ? lequel va être encore une fois utilisé ? est-ce que j'ai déjà entendu cette mélodie ? mais où, quand ?

Cependant, toutes ces questions se noient dans le processus continu du violon qui répond au piano. S'il joue aussi sur des fragments mélodiques, c'est de manière beaucoup plus flottante et aérienne. Le violon est ici en glissando rapide, en jouant sur les harmoniques, sur la continuité. Les phrases se répètent également de manière différentielle, mais les techniques de jeu confèrent au violon un aspect beaucoup plus éthéré, aérien et continu, un caractère flou et onirique qui efface tout questionnement pour laisser place à une rêverie pure, à une berceuse atonale rythmée par des intonations en micro-intervalles.

Puis vient un second temps où le discours entre le piano et le violon, entre ces deux formes mélodiques et cellulaires répétitives, revêtent un autre caractère. On parle souvent de dialogues entre deux instruments dans un duo, mais ici, très vite, on a véritablement l'impression que Harrison a fondé un véritable langage et que les deux musiciens parlent ce langage à travers leurs instruments. Si la forme des cellules mélodiques peut évoquer Feldman, les intonations, l'ambitus, et le volume évoquent quant à eux une nouvelle forme de Sprechgesang instrumental. L'étrangeté propre au Pierrot lunaire semble ressurgir dans RTAM (et non RATM...), avec ces drôles d'intonations, ce caractère fantomatique, cette approche simultanément abstraite et onirique des instruments et de l'écriture.

On peut penser beaucoup de choses de cette pièce, on peut se poser beaucoup de questions et émettre de nombreuses hypothèses, et c'est ce qui fait sa force. Mais le plus important reste la beauté qui émerge de ce dialogue hors norme entre le piano et le violon, la beauté de ces bribes mélodiques qui se répètent, se complémentent et s'enrichissent constamment. Plus important que le nombre de questions pouvant ressortir de cette écoute, c'est le nombre d'émotions qu'est capable de susciter cette œuvre unique, magnifique et vraiment touchante.


BRYN HARRISON - Receiving the Approaching Memory (CD, another timbre, 2016) : http://www.anothertimbre.com/harrison_rtam.html