Michael Pisaro - fields have ears (6) (Gravity Wave, 2012)

Je le redis, Michael Pisaro est pour moi l'un des plus importants compositeurs actuels, et ce sentiment m'a été confirmé notamment à l'écoute de la première partie de la série fields have ears, vous comprendrez dès lors l'importance que peut avoir cette série à mes "yeux". Après avoir publié la première et la quatrième pièces de cette série sur le label Another Timbre, Michael Pisaro en publie une sixième sur son propre label, Gravity Wave. Il s'agit cette fois d'une longue pièce d'à peu près une heure, interprétée par MP en personne, pour guitare électrique, sinusoïdes, et field-recordings. Tout est parti d'une grande partition, pour guitare et sinusoïdes, écrite sous forme de cinq grilles qui correspondent aux cinq parties égales d'environ dix minutes chacune qui forment cette pièce. Au fil des prises et des performances, Michael Pisaro a ajouté de nombreux enregistrements de terrain, préenregistrés ou enregistrés au cours des performances. 

fields have ears (6) est donc formé d'une multitude de prises et d'un nombre considérable d'ajouts. Une œuvre en constante évolution, qui paraît aujourd'hui bien loin de la partition pour guitare classique... Je n'ai pas réécouté les autres fields have ears pour l'occasion, mais cette sixième pièce paraît assez proche de la première, en ceci qu'elle oppose encore les field-recordings à un instrument (le piano sur la première œuvre), bien que ce sixième opus ajoute l'utilisation de l'électronique. Ce dernier élément est plutôt discret durant fields have ears (6), il se fond la plupart du temps dans la guitare ou les enregistrements, ou il perdure en filigrane, ce pourquoi je n'en parlerai pas trop. En fait, l'utilisation de l'électronique ne semble pas être extrêmement importante, les ondes sinusoïdales ont plus leur importance dans la forme et la structure de les grilles que dans la perception de la pièce.

Le plus important, et ce qui marche le mieux à mon avis, comme dans le premier volet de cette série, c'est l'interaction entre l'instrument et les field-recordings. La partition pour guitare est composée de notes et d'accords, harmoniques ou non, parfois répétés au fil de l’œuvre, mais toujours séparés par de longs silences. Un jeu délicat et sensible, souvent teinté de mélancolie, ou chaque note résonne le temps de se laisser imprégner par le timbre de la guitare, si l'attaque est souvent inattendue et un peu brusque, la durée de chaque note paraît beaucoup plus naturelle et logique. Une grille un peu sombre, mais très belle, poétique, riche et lumineuse. La partition sait jouer avec le silence, la répétition et la diversité, éléments musicaux qui permettent au récepteur de déclencher des mécanismes psychologiques comme la mémoire et l'ennui, en gros, une partition qui sait jouer avec la perception de la durée psychologique.

Quant aux enregistrements, ils sont très riches et variés. Trafics routier, ferroviaire et aérien, radio-conférences, restaurants asiatiques, musiques chinoises, le vent à travers des espaces singuliers, klaxons, jardins, etc. La construction de ces différents éléments paraît beaucoup moins rigide que celle des instruments, il s'agit plus de peintures mentales, de tableaux paradoxalement abstraits et figuratifs. Leur enregistrement est clair, propre, et ils se succèdent sans rupture. Mais ce qui importe, c'est surtout l'interaction entre ces enregistrements et la partie composée de fields have ears (6). Réciproquement, chacun de ces éléments colore et teinte l'autre d'une sonorité, d'une ambiance, d'une sensation ou d'une poésie, qui lui seraient étrangères s'il n'y avait pas superposition. 
 
Magie de la post-production qui a permis à MP de (con-)fondre enregistrements et interprétations instrumentales en une longue fresque où se succèdent de merveilleuses peintures; une fresque qui peut paraître abstraite dans sa totalité mais qui est composé d'éléments clairs et concrets, une fresque magmatique où se succèdent des monades sentimentales et figuratives. Magie de l'art et de la création, où MP parvient à réunir en une œuvre unie et monolithique des éléments qui devraient théoriquement s'opposer, se contredire et se fracturer. Mais rien de tout ceci, tout se succède, se mélange et fusionne de manière linéaire et continue malgré les divisions compositionnelles et l'utilisation de matériaux hétérogènes.

Oui, j'admire Michael Pisaro pour l'intelligence et la sensibilité de son écriture, et de ses concepts, et j'ai toujours peur de ne pas lui rendre véritablement justice lorsque j'écris sur ses œuvres. Je me contenterais donc de grandement recommander fields have ears (6) et de simplement qualifier ce disque de surprenant et magnifique. Et de conclure: oui, les terrains ont des oreilles. Merci.