Il y a quelques années encore, j'étais persuadé que la musique improvisée était intrinsèquement politique - voire révolutionnaire. Je commence à nuancer cette position, car d'une part beaucoup de musiciens sont complètement apolitiques, n'en ont rien à branler des théories sociales radicales, louent parfois certains régimes libéraux, ou s'intègrent volontiers aux institutions étatiques. D'autre part, il n'y a qu'à regarder le public présent aux concerts/performances de musique improvisée et expérimentale n'importe où dans le monde pour voir que cette musique ne touchera pas de si peu le prolétariat, les sans-papiers, les "marginaux", le sous-prolétariat et tous les exclus de ce monde. Reste seulement un potentiel subversif et révolutionnaire, et seulement un potentiel je pense maintenant, mais ce n'est pas apparemment pas l'essence de cette musique, musique réservée (aujourd'hui du moins, et seulement aujourd'hui je l'espère) aux classe bourgeoises, bobos, hipsters et étudiants en premier lieu.
Je pense toujours à de disque en écrivant ces quelques lignes sur le lien entre politique et musique puisque Tom Soloveitzik y fait référence dans ses notes. Il y fait référence car le trio est composé de trois musiciens aux nationalités disons antinomiques: Tom Soloveitzik (saxophones soprano et ténor, objets en métal) tout d'abord est un israélien originaire de Jaffa, tandis que le violoncelliste Kevin Davis est américain et Korhan Erel (ordinateur & contrôleurs) nous vient de Turquie. Pour Soloveitzik donc, la musique de ce trio n'est pas politique en soi, comme il le dit clairement, mais une collaboration entre trois musiciens de ces différentes nationalités en Israël, durant juin 2010, alors qu'avaient lieu pendant ce temps des manifestations de juifs ultra-orthodoxes et que neuf turcs se faisaient tuer par des raids de l'armée israélienne, confère un caractère éminemment politique à ces sept improvisations. Caractère qui est néanmoins extérieur à la pratique de l'improvisation et eux sons en eux-mêmes.
Enfin bref, venons-en à la musique elle-même d'ailleurs avant d'entrer dans un débat sans fin. Rien de particulier à dire dessus, il s'agit d'un trio assez commun d'improvisation libre où s'entremêlent sons électroniques et acoustiques. Une musique réactive et urgente, où les idées ne durent pas, où les sons se caractérisent souvent par une certaine fragilité et une grande spontanéité. Rien à dire pour la forme. Mais le contenu est tout de même plutôt réussi, chaque musicien possède une personnalité assez forte et démontre une utilisation singulière et créative de son instrument. Que ce soit le minimalisme de Soloveitzik, la fragilité de Erel ou la volubilité parfois bruitiste de Davis, chaque musicien met à profit un langage frais et aventureux pour une musique où chacun a sa place, y compris le silence et le calme. Non la forme n'apporte pas grand chose, et les férus d'efi (improvisation libre européenne) y trouveront sans aucun doute leur compte. Mais pour ceux qui recherchent plus la nouveauté à tout prix, le côté avant-gardiste et/ou expérimental de l'improvisation, ils devront se contenter de la singularité et de la fraîcheur de ces trois voix méconnues.
Rien de nouveau comme je viens de le dire, mais une volonté partagée de créer un moment intense et aventureux, d'explorer le son des instruments et du trio, et c'est plutôt réussi, même si ces pièces manquent parfois d'énergie et de puissance.
Dörner / Leimgruber / Landfermann / Lillinger - s/t (creative sources, 2012)
J'imagine que tout le monde ici connaît de près ou de loin le trompettiste Axel Dörner, un des musiciens les plus connus de la scène dite "réductionniste", et qu'une grande partie d'entre vous a déjà eu l'occasion d'entendre le saxophoniste suisse Urs Leimgruber (que ce soit dans le quartet OM ou en collaboration avec Joëlle Léandre ou Barre Phillips). Pour cette nouvelle formation plutôt classique dans le domaine de la musique improvisée - trompette/saxophone/contrebasse/batterie - les deux soufflants sont accompagnés à la section rythmique par le bassiste Robert Landfermann et le batteur Christian Lillinger, deux musiciens allemands que j'entends pour la première fois.
Cette dernière section rythmique, tout au long de ces sept improvisations est plutôt énergique et active. Comme il se doit dans une musique très réactive de manière générale, car il s'agit ici d'improvisation libre et urgente très orientée par le free jazz. La conception de l'improvisation par ce quartet n'a pas d'ailleurs pas été sans me rappeler celle du Free Quartett (avec AD aussi, ainsi que Thomas Ankersmit, Joe Williamson et Sven-Ake Johansson): une musique libre orientée par la spontanéité et la réactivité mais qui intègre également des éléments de la musique réductionniste comme les longues nappes de souffles, les notes minimalistes étirées et imperturbables. Deux mondes se confrontent et s'enrichissent, car le minimalisme donne une présence, une richesse et une densité à l'improvisation; tandis que la spontanéité donne de l'énergie et de l'urgence à ces sept pièces.
Une musique riche, puissante, qui ne lasse pas et qui surmonte les écueils du fétichisme de la spontanéité et du minimalisme pour mieux s'enrichir et offrir un plaisir unique. Recommandé.
Chagas Curado Viegas Wind Trio - Old School New School No School (creative sources, 2012)
João Pedro Viegas (clarinettes basse & soprano), Paulo Chagas (flûtes, hautbois, clarinette soprano) et Paulo Curado (flûte, saxophones alto & soprano) forment à eux trois le Wind Trio. Un trio qui n'utilise donc que des vents, exclusivement de la famille des bois. Flûtes, clarinettes, hautbois et saxophones se superposent selon différentes combinaisons pour une suite de 11 pièces qui n'ont pas peur d'utiliser et d'intégrer des idiomes (jazz, classique, etc.) et des techniques étendues. De manière générale, le Wind Trio joue une musique improvisée plutôt nerveuse, en tout cas énergique et parfois agressive. Une musique qui mise beaucoup sur l'intensité mais qui sait aussi varier les registres sonores notamment à travers les différentes instrumentations et les multiples combinaisons expérimentées, tout en produisant un panel assez large d'univers. Car tour à tour, la musique du Wind Trio peut être jazz, free, nerveuse, calme et atmosphérique, chargée et agressive, silencieuse et contemplative.
Une heure d'improvisations variées et plutôt originales. Une heure à explorer des relations souvent très réactives entre les différents bois. Plaisant.
David Stackenäs / Ernesto Rodrigues / Guilherme Rodrigues / Nuno Torres - Wounds of Light (creative sources, 2010) Publiée il y a environ deux ans, Wounds of Light est une série de trois improvisations pour instruments acoustiques. On y retrouve Ernesto Rodrigues et son fils Guilherme - respectivement à l'alto et au violoncelle, ainsi que Nuno Torres au saxophone alto et le guitariste suédois David Stackenäs. Comme le dit déjà François Couture dans les notes, cet album ravira certainement beaucoup des amateurs d'improvisation non-idiomatique. Car il s'agit ici avant tout d'improvisations abstraites et principalement concentrées sur le son lui-même. Le quartet s'évertue et s'amuse à multiplier des strates sonores indiscernables à partir de cordes longuement frottées et de notes statiques. Il ne s'agit pas non plus d'une forme de drone acoustique, car des milliers de micro-évolutions parcourent les strates. Des évènements parfois microscopiques fourmillent. Des micro-évènements qui forment des angles, donnent de la forme et du relief aux longues plages sonores abrasives. Servies par quatre instrumentistes virtuoses, ces trois improvisations plongent l'auditeur dans des territoires sonores abstraits, singuliers et créatifs. Un univers où bois et cordes sont raclés, durement frottés et avec lenteur; des sons qui crispent parfois mais qui ne sont pas vraiment désagréable tant la forme et l'interaction entre les musiciens semblent magiques et inventives. Trois plongées sonores dans l'univers du timbre et des micro-évolutions, trois plongées qui progressent avec calme et nous entraînent dans des atmosphères hors du commun, méticuleusement interprétées.