Comme d'habitude, j'ai attendu cette dernière publication de Potlatch avec impatience. Car c'est bien un des rares labels en qui j'ai entièrement confiance - notamment depuis le duo Keith Rowe/Evan Parker. Sans compter que Ferran Fages et Angharad Davies, mais surtout Alfredo Costa Monteiro, sont des musiciens que j'aime suivre et que j'apprécie énormément. Seulement voilà, contre toute attente, pluie fine ne m'a pas procuré la claque habituelle. La surprise n'a pas été aussi grande qu'avec le chef d’œuvre de Lucio Capece ou le quartet Propagations par exemple. Un album pas vraiment conformiste, mais prévisible quand on connaît ces musiciens. Ceci-dit, je fais vraiment la fine bouche ici, car pluie fine reste tout de même un disque que je conseillerais facilement, et c'est peut-être mon préféré du projet Cremaster (pour l'instant en tout cas, car je ne les ai pas tous écoutés).
Formellement, il s'agit d'une collaboration à distance entre le duo espagnol Cremaster - soit Alfredo Costa Monteiro (dispositif électroacoustique, enceintes, guitare électrique) & Ferran Fages (dispositif électroacoustique aussi, et table de mixage bouclée sur elle-même) et la violoniste anglaise Angharad Davies. Pendant près de trois ans, les musiciens se sont échangés des fichiers musicaux, les ont assemblés, transformés, mixés, pour nous les offrir aujourd'hui sous cette forme. (Au passage, pluie fine est dédicacée à Simon [Reynell, je suppose])
Actuellement en fait, je suis plutôt gêné: comment aborder et décrire cette musique? Ceux qui la connaissent devraient comprendre j'imagine. Mais pour les autres, comment faire? Il s'agit d'un assemblage de larsens, d'objets et d'installations électroacoustiques, de tables de mixage en circuits fermés, et d'un violon. Une musique abstraite et corrosive, où la présence de Davies est entièrement justifiée dans la mesure où son jeu minimaliste, grinçant, lent, et agressif, correspond très bien à la musique du duo espagnol. Alfredo Costa Monteiro & Ferran Fages ont quant à eux produits des masses sonores qui progressent souvent par micro-évolutions, des nappes qui pénètrent l'intérieur même et les profondeurs physiques du son. Une exploration magistrale des phénomènes électroacoustiques. Et oui forcément j'ai envie de dire c'est abstrait, mais là où ils réussissent, c'est dans une volonté de garder certains repaires, de répéter des éléments, de ne pas nier la musicalité du bruit, et de donner une forme à ce qui n'en avait auparavant pas.
Et cette structure qui apparaît par moments, fondée soit sur la répétition, soir sur l'étirement d'une séquence sonore, nous fait pénétrer dans l'intimité même du son et des musiciens. Les formes nous aident et nous encouragent à embrasser le son en tant que tel, en dépit de ses propriétés souvent dures et repoussantes (notamment à propos des nombreux larsens et des sons abrasifs et abstraits omniprésents). Par moments - voire par exemple les quelques magnifiques minutes de conclusion basées sur des glissandos exceptionnellement émouvants - AAC, FF et AD nous plongent dans des territoires sonores étonnamment émotionnels au vu de leur abstraction. La plongée dans les confins du son n'est pas si aride, l'abstraction s'arrête pile poil au niveau de la froideur ou de l'aridité, et la musique se fait expressionnisme abstrait plutôt que simplement abstraite.
Une exploration méticuleuse et vertigineuse dans des territoires sonores durs et abstraits, mais l'abstraction sonore n'est pas exempte d'une grande sensibilité musicale et émotionnelle. Ça va loin, très loin, mais toujours avec sensibilité. Cremaster & Angharad Davies nous entraînent dans leurs intimes, abrasifs et minimalistes territoires sonores pour nous proposer une cartographie émotionnelle de leur collaboration. Et c'est un plaisir qui n'a rien de masochiste d'entendre cette musique dure, riche, sensible, profonde et puissante.