Il y a environ dix ans, je pouvais passer des heures et des heures à écouter Merzbow, John Wiese et Masonna. La découverte de la harsh noise fut aussi capitale que celle du free jazz pour moi. Le problème, c'est qu'écouter des murs de bruit blanc en boucle, c'est quand même vite lassant et essoufflant. (Aujourd'hui, je ne peux plus écouter un disque de Merzbow sans être au bords de la nausée - même si je suis bien curieux d'entendre sa nouvelle collaboration avec Oren Ambarchi) Heureusement, l'eai était là pour renouveler un peu l'électronique, ainsi que la musique improvisée. J'ai en fait l'impression que depuis l'arrivée des musiques électroniques, c'est tout un mouvement d'esthétiques qui sont exploitées jusqu'à l'épuisement. Jusqu'à l'épuisement d'un côté, mais qui se renouvellent sans cesse par ailleurs. Renouvellements esthétiques de l'électroacoustique et de la musique concrète à l'acousmatique, aux installations sonores et aux field-recordings, en passant par l'intégration des synthétiseurs analogiques dans le jazz fusion (Herbie Hancock), l'influence des musiques industrielles et métal dans la noise, puis le minimalisme, et le réductionnisme, influencés par les techniques instrumentales et la musique savante (liste non-exhaustive). Des rebondissements bien évidemment liés aussi à la technologie: passage de l'analogique au numérique, développement des pédales, des tables, des systèmes d'amplification et des micros, accessibilité des ordinateurs, réinvestigation de matériels plus anciens (Revox, synthétiseurs modulaires), la liste serait longue. Tout ça pour dire que les musiques électroniques se sont pas aussi figées que la harsh et ses dérivés psychoacoustiques peuvent le laisser croire. De nombreux mouvements parallèles et simultanés sont nés de ou à côté de ces musiques monolithiques qui semblent un peu trop emblématiques dans les musiques électroniques. Voici donc quelques exemples de ce que peut actuellement nous offrir le vaste continent des "musiques électroniques":
Muennich / Esposito / Jupitter-Larsen - The Wraiths of Flying A (Firework Edition, 2012)
Une collaboration à trois avec Michael Muennich, Michael Esposito, et GX Jupitter-Larsen (The Haters). Trois artistes que je connais surtout de renommée, que j'ai peut-être déjà entendu une ou deux fois mais sans jamais m'attarder sur leur musique. En écoutant The Wraiths of Flying A, une chose est sûre, c'est que les regrets ont commencé. Car ce disque est vraiment bon. Seulement, est-ce le fait de cette collaboration, d'un des musiciens en particulier, de tous pris individuellement? trop tard pour le savoir maintenant, je n'ai plus qu'à me pencher plus sérieusement sur chacun d'eux - même si je mise sur le talent de chacun, puisque durant tout ce disque, il s'agit à chaque fois de combinaisons différentes (solo, duo, trio), toutes aussi bonnes en fait.
A la base de cette collaboration, on trouve l'artiste sonore Esposito qui a investi durant pas mal de temps des studios de cinéma californiens. Quelques field-recordings sont présents donc, mais surtout des "phénomènes de voix électroniques" (EVP), la grande obsession de Michael Esposito. Des EVP mis en boucle avec leur fond bruitiste sur lesquels le musicien allemand Michael Muennich et l'artiste américan Jupitter-Larsen ajoutent des contributions électroniques, synthèses numériques, boucles atmosphériques, plus divers sonorités acoustiques amplifiées et modifiées. Au final: une suite de pièces étranges, entre le noise ambient et la transe fantomatique. Des voix d'outre-tombe, résidus d'effigies du muet tuées par le cinéma parlant telle Audrey Munson qui orne le CD. Une sorte de noise paranormale qui sort vraiment du lot, une apologie sombre, abrasive, hallucinatoire et atmosphérique du subliminal.
[informations & présentation: http://fragmentfactory.com/muennichwraiths.html]
[extraits: https://soundcloud.com/michael-muennich]
Lali Barrière - Patio (Chirria Sello, 2013)
La démarche de Lali Barrière, musicienne espagnol résidente à Barcelone, n'a rien à voir cette fois. Toute se musique est basée sur des objets acoustiques - ce que ne dénigre pas non plus Muennich par contre -, à la manière peut-être d'un Osvaldo Coluccino. A une différence près néanmoins, les objets sont amplifiés ici. Une musique très abstraite, enregistrée dans le patio d'un centre d'art contemporain barcelonais. Les micros semblent très très près des objets mis en résonances, des objets percutés et frottés d'une manière qui semble aléatoire et spontanée, en réaction à l'environnement sonore, environnement composé durant ces onze minutes de chants de volatiles et de sirènes de police. Lali Barrière utilise les objets d'une manière très floue, de manière monodique comme des instruments, et de manière très abstraite comme de l'électronique. Une proposition quelque peu ambigüe et plutôt innovante de musique autre encore, très axée sur la physicalité du son et le contact des micros avec le son, qui se termine tout de même par quelques notes d'un lamellophone. Lali Barrière pousse le lo-fi et de DIY jusqu'au bout en utilisant très peu d'éléments, et en éditant le tout sur un CD-R emballé dans une feuille A4 pliée sur elle-même, avec quelques informations sommaires tapées sur du papier calque. Un enregistrement très court, plutôt déconstruit, qui m'a laissé un peu perplexe, mais dont j'attends quand même une suite (un disque est d'ailleurs à paraître chez Copy for your records).
[informations & téléchargement gratuit: http://chirriasello.blogspot.com.es/2013/02/c-h-i-r-r-i-s-e-l-l-o-1-3.html]
Aaron Dilloway & Tom Smith - Allein Zu Zweit (Fragment Factory, 2013)
Outre sa participation mémorable à Wolf Eyes, Aaron Dilloway est aussi célèbre pour ses manipulations de bandes magnétiques qu'il met en boucle. Autre approche, plus structurée, concrète et organique je trouve, de l'électronique. Sur cette cassette publiée sur le label de Muennich, Dilloway s'associe au vocaliste Tom Smith, un compositeur d'avant-garde américain qui réside aujourd'hui en Allemagne.
La première face de la cassette est assez emblématique du travail de l'ex-membre de WE: des boucles crades, de l'électronique bon marché, un magnétophone 8 pistes passé au delay, etc. Sur plus de vingt minutes, AD monte des boucles qui se superposent parfois pour en créer de nouvelles. Des boucles étranges, spectrales, dégueulasses, intenses et sombres. Comme la BO d'un vieux film d'horreur expérimental qui n'en finirait pas de dégénérer. Avec tout le charme de ces nouveaux compositeurs américains qui savent nous perdre dans des contrées obscures, inouïes, hallucinogènes, et surtout innovantes. Et ce n'est pas la deuxième face qui va reposer l'auditeur. Les mêmes boucles, utilisant parfois des samples disco, avec en plus, un fou furieux qui "chante" de manière complètement tordu. Sorte de Jandek, peut-être plus posé, qui sait mettre de l'espace, mais carrément sociopathe. Un Jandek qui explose à chaque fois, qui déclame de manière psychotique et forcément fausse, un crooner totalement instable qui ne fait que renforcer l'aspect décalé et cheap de Dilloway. Une performance dont toute l'intensité repose sur la confrontation entre la solitude désespéré du "chanteur" et la richesse des manipulations magnétiques. Une performance incroyable pour son aspect lo-fi constamment décalé et déconstructeur. J'adore.
[informations & présentation: http://fragmentfactory.com/frag26.html]
[extraits: http://fragmentfactory.bandcamp.com/album/frag26-allein-zu-zweit-c48-cassette]
Katsura Mouri & Tim Olive - Various Histories (845 Audio, 2013)
Je finis ces chroniques avec un recueil d'enregistrements live du duo Tim Olive (métal, micro-contacts) & Katsura Mouri (platines). La platiniste japonaise et l'improvisateur canadien jouent ensemble depuis l'arrivée du dernier au Japon, soit vers 2010 environ. Ce n'est pas un duo aussi singulier que les projets ci-dessus, mais plutôt réussi tout de même. Il s'agit ici d'un projet clairement orienté vers l'improvisation électroacoustique, vers une forme plus radicale d'improvisation libre non-idiomatique. Une musique abrasive qui pénètre la physicalité du métal grâce aux pick-ups, et pénètre le son en profondeur avec un diamant qui percute la platine elle-même. Beaucoup de ruptures, de nombreux jeux sur les différents volumes et les différentes textures. Ça ressemble à de la noise massive par moment, et à de l'improvisation libre telle qu'elle est pratiquée en Angleterre à d'autres. Katsura Mouri & Tim Olive produisent des textures originales, vont très bien l'un avec l'autre et s'écoutent intimement, ne s'embourbent jamais dans une forme de linéarité et savent jongler entre des formes de drones, des passages contemplatifs, et de nombreuses ruptures. Une musique plutôt originale pour de l'eai et qui va au-delà de nos attentes les plus sommaires. Bon travail.
[présentation, informations & extraits: http://845audio.org/catalog/]
Tout ça pour dire qu'on ne peut plus assimiler la noise et les musiques électroniques aux masses monolithiques auxquelles on a été habitué pendant une dizaine d'années. Il ne s'agit plus forcément de jouer le plus de fréquences possible le plus fort possible avec un maximum de saturation. La harsh noise n'est pas l'aboutissement, elle est une étape parmi tant d'autres, dont beaucoup valent encore largement le coup d'oreille.