On a vu plusieurs musiciens quitter leurs instruments pour se concentrer sur d’autres outils, électroniques ou électroacoustiques. Je pense à Ignaz Schick, Thomas Ankersmit qui ont abandonné le saxophone pour les platines et les synthétiseurs modulaires, à Eric Cordier qui semble considérablement réduire sa pratique de la vielle à roue au profit de l’exploration des field-recordings, Alessandro Bossetti qui a également abandonné le saxophone soprano pour se concentrer sur les relations entre le langage et la musique. C’est un peu le geste propre à toute la musique improvisée héritière du réductionnisme que d’abandonner – la plupart du temps néanmoins, au sens figuré – son instrument, au profit d’une utilisation beaucoup plus, voire uniquement, axée sur les textures. En ce sens, Mohammad fait partie de ces formations radicales qui considèrent l’instrument comme un simple véhicule sonore, et l’instrumentiste comme un simple programmateur sonore. A réécouter leurs deux premiers albums, il y a un effacement complet derrière la magie des vibrations sonores, effacement de l’instrument comme de l’instrumentiste.
Mohammad
– Roto Vildblomma (Antifrost, 2010)
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Sur le premier disque, Coti K
(contrebasse), Ilios (oscillateurs) et Nikos Veliotis (violoncelle) proposent
une musique unique, influencée en premier lieu par le drone, mais également par
le réductionnisme. Hormis sur la pièce d’ouverture et l’espèce de marche
titubante qui conclut le disque, les mélodies sont totalement absentes. Un seul
principe, jouer sur la modulation des fréquences basses. (Un seul problème au
passage, tous ces disques réclament une très bonne hifi si l’on veut vraiment
percevoir la richesse spectrale de ce duo.) De longues notes, basses, rondes et
longues, évoluent par micro-modulations. L’amplitude des fréquences est légèrement
modifié au fil d’un temps assez étiré mais pas trop. Il y a une sorte de
renoncement devant le phénomène acoustique, même si les musiciens sont bien
présents, ils semblent être dans la contemplation des évènements sonores plus
que dans l’agir. Une musique au bord du mysticisme, qui peut faire penser à la
musique des sphères, une musique axée sur un phénomène simple, les modulations
entrainées par l’oscillation de fréquences sensiblement proches, mais qui se
révèle d’uns richesse incroyable (cosmique et infinie j’ai envie de dire), qui
parvient à se renouveler à chaque pièce et à créer des univers différents à
chaque morceau, à partir de la même idée et de la même pratique.
Mohammad – Spiriti (Antifrost, 2011)
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Spiriti,
un triple vinyle sorti un an après Roto
Vildblomma, est un album plus ambitieux et peut-être plus extrême. Quelques
morceaux mélodiques très lents et sombres. Comme les deux premiers. Mais de ce
disque divisé en trois parties, il s’agit - comme sur le premier disque - d’explorer
l’oscillation de fréquences basses, aux allures nocturnes et chtoniennes. Le
trio est encore plus abstrait, plus axé sur un drone/ambient car les pulsations
produites par les oscillations tendent à être subsumées par une homogénéité des
fréquences. Je le trouve plus radical encore que le premier d’une part pour sa
longueur – les trois disques durent 80 minutes au total, mais aussi pour cette
tendance à l’abstraction justement. Mohammad semble explorer les basses de
manière plus profonde encore, plus abyssale, jusqu’à pénétrer – de manière
toute solennelle – le cœur du son. Un cœur lourd, grave bien sûr, constituée d’une masse uniforme d’ultra
basses, de fréquences qui tendent de plus en plus à effacer musiciens et
instruments/outils. Un album encore puissant et très original, une sorte de
drone animiste, mystique et ascétique, ponctuée de mélodies cycliques,
redondantes et pessimistes qui ne sont pas sans rappeler certains Tango de Béla Tarr. Mohammad fait de la
musique apparentée au drone, mais qui va au-delà du drone, une musique qui
pénètre le son dans son côté vivant et organique, au-delà de ses aspects
linéaires ou statiques.
Mohammad – Som Sakrifis (PAN,
2013)
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Sur Som Sakrifis, publié en vinyle par le label PAN cette fois, la référence
au cinéaste hongrois est encore plus marquée, voire évidente. Un hommage
presque certains au Cheval de Turin,
dernière œuvre prophétique et nietzschéenne d’un des cinéastes les plus
marquants de la fin du XXe siècle. Avec ce dernier opus, Mohammad semble
émerger des profondeurs pour renouer avec la mélodie. Des mélodies toujours
aussi sombres et hypnotiques, noires et étirées, des mélodies d’outre-tombe et
désespérées, mais des mélodies quand même. Quand on a de la chance, on peut
même percevoir des fréquences médiums ou aiguës, éclats de lumière inespérés
dans ce monde dévasté et post-apocalyptique.
Mais ce qui fait toute la puissance
de ce dernier opus, c’est de ne plus séparer le chant de l’exploration sonore.
Il ne s’agit plus d’équilibrer l’exploration par des mélodies, mais de créer un
chant explorateur en lui-même – et c’est là que la musique du trio grec devient
unique. Ici, Mohammad utilise abondamment de lignes mélodiques et harmonieuses,
tout en conservant son intérêt pour les interférences et les oscillations spectaculaires
entre les fréquences graves. Il en résulte des mélodies, en-dehors de leur
aspect étiré et lent, exceptionnellement profondes et abyssales, des mélodies
hypnotiques et graves soutenues par un jeu d’oscillation des basses qui les
rendent extrêmement bien ancrées et consistantes.
Un dernier opus où une esthétique
nouvelle tend à s’affirmer, une esthétique sombre, désespérée et nihiliste
peut-être, mais d’une beauté exceptionnelle, d’une intensité unique. Mohammad
renverse les clivages entre l’instrument et l’électronique, entre la musique
pulsée et le drone, entre l’exploration sonore et la mélodie. Un renversement
opéré dans un chant funèbre et ténébreux, mais magnifique. Il ne s’agit plus
dorénavant d’utiliser son instrument comme de l’électronique ou l’électronique
comme d’un instrument. Il s’agit de créer une musique nouvelle, une musique
cosmique en accord avant tout avec la sensibilité humaine (en termes d’émotion
et de perception) et les différentes temporalités dans lesquelles il s’inscrit
(psychologiques, cycliques, cosmiques, sociales, esthétiques, etc.).