ANNE GUTHRIE / RICHARD KAMERMAN - Sinter (Erstwhile, 2013) |
En 2011 sortait sur le label de
Richard Kamerman un disque solo d’Anne Guthrie qui reste aujourd’hui encore
d’une importance capitale pour moi, un disque dont je ne me lasse pas et que je
considère toujours comme un grand chef d’œuvre : Perhaps A Favorable Organic Moment. Une production de disques peu
importante mais souvent très marquante, comme ce recueil de field-recordings paru chez Engraved
Glass ainsi que les enregistrements du duo fraufraulein avec Billy Gomberg.
Aujourd’hui, Anne Guthrie revient à la charge avec Richard Kamerman (qui a donc
produit son dernier album et a également déjà collaboré avec elle) pour un
autre album hallucinant et remarquable, Sinter,
deuxième volet de l’aventure erstAEU. Les deux musiciens sont jeunes (à peine
trente ans), mais très prometteurs, ils s’engagent dans une esthétique unique
et réfléchie, d’une maturité étonnante.
Sur Sinter, à mon grand regret, Anne Guthrie n’utilise pas son cor.
Certainement parce qu’il est trop pris dans un réseau de signifiants musicaux [edit: c'est à la demande du producteur finalement qu'il n'y pas de cor].
Car sur ce disque, le propos semble justement être de sortir du signifiant, tout en
l’utilisant. Anne Guthrie et Richard Kamerman composent cinq pièces où se
superposent des couches de field-recordings
et de domestic recordings. Il ne
s’agit pas de les manipuler jusqu’à les rendre abstraits. Les matériaux sont
souvent bruts au contraire, et conservent toute leur profondeur et leur clarté
(il faudrait certainement remercier ici Joe Panzner pour son mastering). Mais il s’agit plutôt de
leur retirer leur signifiance par le biais de la composition et de la mise en
forme. Sur les cinq pièces proposées ici, Anne Guthrie & Richard Kamerman
utilisent des enregistrements de terrain (de l’environnement urbain aux émetteurs
radio de sous-marins), produisent du son abstrait à partir d’objets domestiques
mis en résonances, laissent volontairement sourdre des buzzs et autres ratures
électroniques. Les repères s’évanouissent dans la forme, dans la superposition
et la durée des éléments utilisés. On ne sait plus où est-ce que l’on est ni ce
qui va suivre. On ne sait plus à quelle source sonore correspond la matière
sonore, et le duo semble même lutter contre cette question.
Toute la richesse de ce duo est
d’utiliser le son de manière « primitive ». De trouver un intérêt
artistique à chaque son en-dehors de ses référents historiques, sociaux et
musico-esthétiques. Du coup, oui, il s’agit de « musique abstraite »
ou de « non-musique » comme on dit parfois, mais il s’agit d’une
musique qui va au travers, contre ou au-delà de ce que signifie l’abstraction
pour nous. D’un côté, Anne Guthrie et son intérêt pour l’acoustique vue à
travers le prisme de la science et de la physique acoustique ; de l’autre,
Richard Kamerman et l’utilisation musicale, naïve et anarchique, de tout ce qui
peut tomber sous sa main (de la prise jack à un bout de plastique ou des
ustensiles de cuisine). Le tout forme une musique pleine de phénomènes
acoustiques riches et profonds, des phénomènes sonores larges, lointains et
diffus auxquels se greffent des évènements beaucoup plus proches et localisés,
comme des interventions abstraites et granuleuses saisies au micro
piézo-électrique.
Le résultat ? une musique
débarrassée en grande partie des réseaux de significations du matériau qu’il
utilise, débarrassée des barrières esthétiques utilisées, un grand détournement
sonore du field-recordings et de l’eai pour un renouvellement radical de
l’expérimentation sonore. Une musique ni acoustique, ni électro-acoustique, ni
synthétique, ni composée, ni improvisée, ni bruitiste, ni mélodique, juste pure
et nouvelle. A écouter absolument.