DEDALUS · ANTOINE BEUGER · JÜRG
FREY (Potlatch, 2013)
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Le label français Potlatch publie ici pour la première fois des pièces issues du collectif Wandelweiser. Quoi de plus naturel donc que de publier les extraits du « premier concert [français] Wandelweiser », organisé l’année dernière par Les Instants Chavirés lors de la semaine Wandelweiser. Parmi les différentes œuvres de Malfatti, Pisaro, Beuger et Frey interprétées à cette occasion par l’ensemble Dedalus, trois œuvres ont été retenues pour ce disque, composées et interprétées par les compositeurs Antoine Beuger (flûte) et Jürg Frey (clarinette), aux côtés des musiciens Didier Aschour (guitare), Cyprien Busolini (alto), Stéphane Garin (percussions, vibraphone) et Thierry Madiot (trombone), quelques uns des membres de l’ensemble dedalus. Je ne sais pas dans si c’était réellement volontaire de la part des organisateurs du festival, mais le lieu d’enregistrement est particulièrement mal insonorisé, et le trafic urbain est par conséquent très présent sur chaque pièce, la notion d’intérieur et d’extérieur tend alors à se dissoudre tout au long de ce disque.
Tout commence avec les Méditations poétiques sur quelque chose
d’autre d’Antoine Beuger, ma préférée des trois œuvres sélectionnées. Ma
préférée car elle se distingue clairement des deux autres grâce à sa structure
en trois strates ou trois plans qui s’imbriquent avec délicatesse et
sensualité. Ces trois strates, ce sont d’une part les mélodies jouées par les
instruments, des mélodies différentes mais proches qui s’entremêlent de manière
tonale, mais surtout de manière hasardeuse et étirée. D’autre part, plusieurs
musiciens chantent à un volume très bas, dictent et murmurent des textes tout
au long du concert, fragments de textes philosophiques en français dont le sens
fond dans la musique et le murmure musical. Car c’est bien une musique du
murmure à laquelle on a affaire ici, le murmure vocal des textes chuchotés, à
côté du murmure calme et musical des instruments qui jouent à un volume très
bas. Sans oublier la troisième strate, un paramètre devenu quasiment académique
aujourd’hui : l’environnement sonore. C’est peut-être une méthode
d’enregistrement et d’interprétation surexploitée aujourd’hui, mais j’aime
beaucoup comment musique et textes se fondent dans cet environnement, il ne
s’agit pas de confronter la quiétude des mélodies (finies et déterminées) au
mouvement brownien de l’environnement urbain (perpétuel et chaotique), il
s’agit de confondre toutes les strates en un murmure sensuel et beau. Un
murmure délicat, calme, posé et sûr de lui, un murmure poétique et sensible, un
murmure magnifique. Trente minutes de pure poésie.
Comme sur les Méditations de Beuger, les Canones
Incerti de Jürg Frey sont construits selon un schéma polyphonique qui
pourrait rappeler certaines formes d’écriture médiévale. Ici, il n’y a plus que
deux plans – l’ordre des enregistrements semble de toute manière avoir été
choisi en fonction du degré d’épurement-, deux plans donc : la mélodie et
l’environnement. Un système de mélodies individuelles qui sont jouées une ou
plusieurs fois, sur différentes durées, par chacun des musiciens. Un système
complexe composé d’éléments simples. Les mélodies s’imbriquent et s’entremêlent
pour former un brouillard sonore poétique et instable, auquel se mêlent
également les bruits extérieurs pour former un nuage complexe de musique et de
bruits égaux. Une forme musicale tout en calme et en quiétude, mais loin d’être
exempte de tension et d’intensité. Une tension qui peut se ressentir à travers
l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur, et une intensité qui provient en
grande partie de la concentration extrême dont semble faire part chaque
interprète.
Puis, avec Lieux de Passage d’Antoine Beuger encore, c’est le plan mélodique
qui semble se simplifier et s’épurer puisqu’il ne s’agit plus que d’une voix
(la clarinette de Jürg Frey) avec accompagnement instrumental (plus le « bourdon »
extérieur). J’avais déjà pu entendre cette pièce sur le coffret Wandelweiser und so weiter publié il y a
six mois chez Another Timbre, et du fait de l’enregistrement studio (peut-être
aussi de l’interprétation car Frey n’était pas accompagné des mêmes musiciens),
je trouvais Lieux de passage beaucoup
plus profond et intense dans sa version studio. Car ici, la pièce est tellement
épurée que les bruits environnants en deviennent presque gênants, ils peuvent
parfois empêcher de percevoir le mouvement linéaire et la forme de la pièce.
Une longue mélodie étirée et sensuelle jouée par Jürg Frey, une complainte
accompagnée par moments de longues notes monotones et neutres. Plus que le plan
mélodique, c’est tout le plan instrumental qui s’épure ici. Car les intonations
parfois poétiques, plaintives ou mélancoliques qu’on pouvait trouver sur les
deux autres pièces sont beaucoup moins présentes, tout le monde – Jürg Frey en
premier – joue ici une version éthérée de cette œuvre magique. Tout est en
suspension et en flottement, ce qui ne fait qu’appuyer l’aspect très onirique
et merveilleux de cette pièce. Encore 25 minutes de rêve.
Trois pièces représentatives,
peut-être même trop, du collectif Wandelweiser.
Si je suis passé un peu à côté de celle de Jürg Frey, je reste extrêmement
admiratif devant celles de Beuger. Une suite qui laisse rêveur, songeur, une
suite merveilleuse où plus la simplicité est radicale, plus l’intensité est
forte. Trois pièces qui entraînent une perte des repères dans un univers poétique
et fantastique. Recommandé.