JASON KAHN - For Angel (48 Laws, 2013) |
Pour ce concert enregistré dans un monastère, Jason Kahn a structuré sa pièce en une sorte de long crescendo où quelques fréquences se surajoutent les unes aux autres. Un continuum ininterrompu où chaque fréquence prend le temps de se déployer dans l'espace, de se répercuter et de revenir à son point de départ avant qu'une autre s'ajoute à son mouvement. Des fréquences qui vont de la sinusoïde ultrabasse au bruit rose, généralement statiques, et qui forment des blocs massifs. On a donc pas le temps de s'ennuyer devant cette suite de blocs continus et linéaires qui s'enchaînent et se superposent progressivement jusqu'au decrescendo final de dix minutes. Les successions et juxtapositions se font naturellement, quand les blocs ont fini d'investir l'espace, les différentes "parties" ne sont donc ni trop courtes ni trop longues, juste le temps qu'il faut pour bien investir l'espace de diffusion et pour assurer la continuité sans rupture entre chaque élément.
Des ondes, de l'électricité, des fréquences parasitaires, beaucoup d'énergie avec beaucoup de calme, un art subtil du micro-évènement et de l'immersion dans la masse sonore. J'adore.
[informations, présentation & téléchargement gratuit: http://48laws.org/release.php?id=10]
JASON KAHN - in place: daitoku-ji + shibuya crossing (winds measure, 2013) |
Peut-être parce que les sons musicaux, électroniques, électroacoustiques ou concrets sont devenus trop connotés et dirigés musicalement, Jason Kahn renverse tout ce système de signifiants en proposant une exploration aussi personnelle qu'objective. Personnelle parce qu'elle ne renvoie qu'à la perception de Kahn, mais objective, parce qu'à travers l'absence de signifiants et de signes sonores et musicaux, on ne peut que se retrouver, de manière très brute et frontale, devant la perception de Jason Kahn, et c'est tout notre système subjectif de référence qui se retrouve nier par ce processus. Un exemple de cette série avait déjà été publié sur une compilation du même label, un exemple que j'avais qualifié de "musique indirecte libre". Car avec ce dispositif, Jason Kahn ne présente plus une pièce sonore, mais présente seulement le processus d'écoute et de perception avant même de le mettre en forme. Du côté théorique je trouve que ce procédé a quelque chose de renversant et de radical, mais du côté pratique, je ne vois pas comment cette idée pourrait être explorer à long terme, il ne faudrait pas qu'elle devienne systématique surtout. Mais pour l'instant, cette idée fraîche est vraiment réjouissante pour les questions et la nouvelle forme de perception qu'elle suscite.
[informations, extraits & présentation de la série par Jason Kahn: http://windsmeasurerecordings.net/catalog/wm33/
une interview de JK sur ce dispositif a déjà été publié sur le site de winds measure pour une compilation sur la phonographie: http://windsmeasurerecordings.net/catalog/wm30/kahnf/]
JASON KAHN - Open Space (Editions, 2013) |
Ce que je remarquerais en premier lieu avec cette partition de Jason Kahn (qui l'interprète ici à l'électronique), c'est la connaissance intime des musiciens pour qui il écrit. Car cette composition n'est pas écrite pour tel ensemble d'instruments, mais pour cet ensemble spécifique de musiciens: Chris Abrahams (piano), Laura Altman (clarinette), Monika Brooks (accordéon), Matt Earle & Adam Sussmann (électronique), Rishin Singh (trombone), Aemon Webb (guitare) et John Wilton (percussion). La connaissance du style de chaque musicien, de ses habitudes et de ses affinités esthétiques, a permis à Jason Kahn d'écrire une partition dont la forme prend en compte la personnalité de chacun, et il résulte de ce procédé une interaction intime entre la forme et le contenu, entre l'écriture et l'improvisation, entre la structure et l'interprétation.
Mais le plus remarquable réside dans l'écriture elle-même, dictée d'une part par la connaissance des musiciens mais également par l'intérêt de Jason Kahn pour l'espace. Durant cette pièce en quatre parties qui durent entre 15 et 20 minutes, on ne retrouve jamais les neuf musiciens jouant simultanément. Il s'agit de parties très aérées, de longues plages sonores qui dessinent toutes un paysage particulier, en fonction des interprètes. En fonction des dessins proposés par le compositeur, les interprètes improvisent sur de longues notes continues, sur des répétitions massives mais calmes, sur des bruits imperceptibles, sur des micro-évènements et des progressions très minimales. L'espace est transformé par le compositeur et les improvisateurs en de longues sculptures sonores, des sculptures poétiques et sensibles, des sculptures aux effets plastiques presque tangibles.
Tout un art de la sculpture sonore, de la composition musicale et de l'interaction se retrouvent mis au service de cette pièce, un art que l'on doit d'ailleurs autant au compositeur qu'à chaque interprète. Une sorte de magnifique nuage sonore en transformation permanente, un nuage où se brouillent les frontières entre l'art sonore et la musique, entre la composition et l'improvisation, entre l'interprétation et l'écriture, mais aussi entre l'espace et le temps, la durée et la perception spatiale. Une longue pièce linéaire et monolithique, toute en finesse et en poésie, une pièce superbe. Vivement conseillé.
[présentation, informations, chroniques, extrait & partition: http://jasonkahn.net/editions/catalog/open_space.html]