ERIC CORDIER/JEAN-LUC GUIONNET - de proche en proche (Monotype, 2013) |
J'ai pris le pli depuis pas mal de temps d'écouter énormément de disques, mais aussi de rarement revenir dessus. C'est pourquoi ceux que j'aprécie particulièrement, je les écoute dans une sorte de fièvre : il faut les écouter en boucle, le plus longtemps possible, j'ai vraiment envie de faire durer le plaisir au maximum avant de passer à autre chose. de proche en proche fait partie de ces disques qui n'arrivent pas à sortir de ma platine, dont j'appréhende la fin. A la première écoute, je me suis dit que j'aurai besoin de beaucoup l'écouter pour mieux le comprendre parce qu'il est vraiment bizarre, mais très vite, je me suis rendu compte que j'avais juste constamment envie de l'écouter parce qu'il est vraiment très bon.
Ce duo publié par le label polonais monotype est composé de deux musiciens français que j'admire beaucoup : Eric Cordier & Jean-Luc Guionnet. Le premier s'est taillé une réputation de maître du field-recording, tandis que le second est largement reconnu comme un saxophoniste hors-norme. Ces pratiques musicales et instrumentales de chacun ont été souvent publié, et j'en ai chroniqué pas mal sur ce blog. Mais ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que Cordier est également vielliste et que Guionnet est organiste, deux pratiques moins documentées mais tout aussi intéressantes de leur travail. Ici, nous assistons donc à une rencontre monumentale et imposante entre la vielle à roue, l'orgue et un dispositif électroacoustique (ce dernier marquant une nette différence et une superbe évolution depuis Tore - leur premier duo publié).
Déjà sur leur premier CD, les origines, l'histoire et les connotations propres à la vielle et à l'orgue étaient absolument imperceptibles. Sur de proche en proche, le dispositif électroacoustique à l'appui, il est encore moins question de bourdon, de basse continue, de sonate, de musique rituelle, de bourrée ou autres formes servies par ces instruments très marqués. Souvent même, on peine à reconnaître les instruments, à ressentir leur présence. On les entend, oui, on les perçoit, mais ils sont aussi noyés dans le dispositif électroacoustique. Ils semblent n'être plus qu'une source sonore comme une autre que Cordier et Guionnet vont travailler ensuite par le biais de l'électricité.
de proche en proche s'apparente plus à une composition électroacoustique qu'à une session instrumentale de musique improvisée, ou même d'improvisation électroacoustique. Cordier & Guionnet vont au-delà semble-t-il. Ils génèrent du son avec leurs instruments, du son travaillé et transformé ensuite par le biais d'un dispositif que je ne saurais définir. Un dispositif qui permet en tout cas au duo de couper les fréquences, d'augmenter la densité et la présence du son, de sculpter des dynamiques et de jouer avec. Bien sûr, le jeu instrumental compte dans l'écriture de ces pièces, mais tout autant que les transformations live. La différence entre le son joué et le son modifié est complètement abolie ; il n'y a plus qu'une matière sonore que les musiciens produisent et modèlent en permanence. Le son d'origine pourrait être numérique, synthétique, analogique, acoustique, ou que sais-je, ce n'est pas le plus important. Ce n'est pas le plus important, mais je ne suis pas sûr qu'une production sonore par ordinateur aurait pu donner la même chose. Car la présence, la chaleur, et l'aspect organique des instruments sont également utilisés - les deux musiciens connaissent bien leur instrument, et prennent plaisir à jouer avec, quitte à les transformer complètement, car ça fait aussi partie du jeu.
Bref, Cordier & Guionnet offrent avec de proche en proche une suite de cinq pièces électroacoustiques mixtes comme on dit. Cinq pièces fascinantes et obsédantes, que je n'arrive pas à arrêter, cinq pièces comme seuls ces deux musiciens pouvaient le faire : uniques, puissantes, denses, riches, et merveilleuses. Une suite qui plaira peut-être plus aux amateurs de musique électroacoustique et concrète qu'aux amateurs d'improvisation libre, quoique. La musique de Cordier & Guionnet mélange tout ça sans distinction avec une justesse étonnante : il est question d'improvisation, de vielle à roue et d'orgue, de dispositif électroacoustique, d'écriture, de liberté, de contraintes ; et ce qui paraît inconciliable pour certains se réunit ici avec une magie fantastique. Hautement recommandé.