Si la rencontre de Keith Rowe et Michael Pisaro n'est pas complètement inattendue, elle n'en reste pas moins franchement intrigante. On peut penser à tout ce qui rassemble ou réunit ces deux musiciens, à commencer par leur instrument - la guitare, mais aussi une histoire marquée par la musique improvisée et le free jazz, certaines oeuvres de John Cage, un goût prononcé pour les musiques dites "classiques", le plaisir à jouer dans des situations où la composition et le hasard s'entremêlent, etc. Mais il s'agit quand même de deux générations différentes, de deux continents. Entre les premières improvisations électroacoustiques d'AMM au milieu des années 60 et les premières compositions minimalistes et aléatoires de Wandelweiser, il y a quand même un monde, et c'est la rencontre de ces deux mondes qu'on s'attend à trouver sur ce disque.
On s'y attend, on l'espère, mais ce n'est pas tout à fait ça, heureusement ou non, peu importe c'est comme ça. Avant cette rencontre, Keith Rowe et Pisaro s'étaient préparés en écrivant chacun une partition qu'ils suivraient durant leurs enregistrements. Une partition chacun, suivie seulement par celui qui l'a écrite, et composée à distance. Peu de mots ont été échangés, chacun savait ce qu'il avait à faire et l'a fait, durant plusieurs heures. On pourrait faire un parallèle avec un autre duo de guitares où Pisaro et Sugimoto suivaient une partition, mais sans s'entendre, sauf qu'ici c'est l'inverse : une performance commune pour deux partitions distinctes.
Si les membres de Wandelweiser avaient tendance à se démarquer de la musique improvisée avec leurs pupitres et compagnie, la présence de plus en plus forte d'improvisateurs qui jouent leur musique rend de plus en plus ténue la frontière entre certaines compositions et certaines performances réductionnistes. Il n'y a pas si longtemps, on a également pu entendre une collaboration entre la chanteuse pop Julia Holter et Michael Pisaro, une collaboration qui semblait comme l'affirmation que non, ce dernier ne voulait pas forcément rentrer dans la catégorie des compositeurs "sérieux". Quant à Keith Rowe, plus ça va, plus il se démarque des improvisateurs et affirme avec insistance l'influence de compositeurs "institutionnels" (de John Cage à Chostakovitch) - ainsi les fameuses radios de KR sont de plus en plus facilement remplacées par des extraits de musique classique. Tout ça pour dire que les deux guitaristes n'appartiennent pas clairement à aucune catégorie officielle et qu'ils savent très bien jongler avec les barrières stylistiques et les frontières formelles. Preuve en est si besoin cette proposition de compositions distinctes qui leur a si bien réussie.
Quelque soit la structure que chacun s'est imposée, ce qui frappe au premier abord est la simplicité de cette rencontre. On attend quelque chose d'énorme (moi du moins j'attendais quelque chose de magistral, étant donné l'importance que j'accorde à chacun de ces musiciens), mais non, tout se joue en finesse, en délicatesse. Keith Rowe et Michael Pisaro se respectent, s'approuvent et communiquent à travers des accords distillés, des bruitages fantomatiques, des sinusoïdes légères, des extraits de quatuors à cordes lumineux. Ils construisent une musique fine et élégante composée de quelques strates abstraites et rugueuses souvent mais aussi mélodiques parfois. Des strates et des couches qui ne sont jamais envahissantes ni silencieuses. Guitare sur table et guitare classique ne s'affrontent pas, pas plus que l'ordinateur de Pisaro et les citations de Keith Rowe, non tout se questionne, se répond et se complète dans une harmonie incroyable.
La finesse et l'élégance de cette rencontre sont marquantes. Au début, on a l'impression d'assister à quelque chose d'anodin un peu, puis peu à peu on se rend compte que leur musique nous transporte ailleurs, avant de brutalement nous renvoyer dans la réalité, pour encore s'échapper. Tout se joue pour chacun dans cet affrontement entre le réel et l'imaginaire, dans l'influence que le son et la musique peuvent avoir sur notre perception du réel. Après avoir écouté ce disque, il faut un temps d'adaptation pour retrouver notre ouïe normale, notre ouïe sociale, car la force de cette rencontre est de choquer nos habitudes. Pisaro et Keith Rowe construisent un paysage sonore qui n'est ni faible ni fort, ni agressif ni doux, ni abstrait ni mélodique, ils jouent dans un entre-deux perturbant et déroutant, un entre-deux qui modifie notre perception de la musique, de l'environnement, et du monde.
Sentir sa perception se modifier est déjà une expérience rare, et généralement cela se fait de manière plutôt brutale. Mais troubler la perception de manière aussi fine et légère est quasiment une expérience unique, que seule cette rencontre pouvait susciter.
KEITH ROWE & MICHAEL PISARO - 13 Thirteen (2CD, erstwhile, 2017)