Michael Pisaro & Taku Sugimoto - 2 Seconds / B minor / Wave (Erstwhile, 2010)


Michael Pisaro: electronics
Taku Sugimoto: guitar


En attendant l'arrivée du duo extrêmement attendu Keith Rowe-Radu Malfati chez Erstwhile, voici une chronique de la dernière production vraiment singulière de Jon Abbey. Pour ces trois pièces, Pisaro (membre du collectif berlinois Wandelweiser) et Sugimoto (que les habitués de la scène Onkyo connaissent pour ses nombreuses collaborations avec Otomo Yoshihide, Toshimaru Nakamura et Sachiko M) ont choisis d'enregistrer chacun dans deux lieux différents, clos, ne leur laissant aucune possibilité de s'entendre durant ces trois pièces de 20 minutes chacunes. Pour compliquer encore la chose, il faut ajouter qu'ils ne jouent presque jamais ensemble. Ils se donnent donc pour seules indications, l'utilisation de pulsations, d'ondes et du "pitch" (modification de la vitesse du son, et donc de sa hauteur). On l'aura compris, le voyage sera télépathique ou ne sera pas.

D'abord 2 seconds, où le silence est le premier élément de l'interaction à distance. Une pulsation métronomique sur une fréquence unique, puis une autre légèrement décalée comme pour renforcer la première. Sur ces battements viennent se poser des ondes hétéroclites, des vagues éparses ou des nappes synthétiques. Une véritable confrontation a lieu entre ces battements, ces ondes, et (surtout) ces silences. Mais quand dialectique et magie sont de la partie, la confrontation peut donner corps à une symbiose hallucinante: et c'est bien ce qui arrive à ces deux musiciens qui enregistrent pourtant leur contribution respective dans des lieux différents. Chaque note, chaque silence, contribuent à l'émergence de chaque son, on s'y tromperait presque tant l'écoute semble attentive et les réponses justes. Ce qui frappe également, c'est l'équilibre étonnant entre trois concepts musicaux trop souvent hétérogènes: le silence d'abord, puis le temps strié et le temps lisse. Puis vient, tout en douceur, avec une transition inaperçue, la seconde pièce: B minor. Sugimoto pose ici et là, de manière régulière, des accords harmoniques, ou s'écarte parfois de sa tonalité vers d'autres territoires sans cesser d'utiliser les mêmes attaques et le même phrasé durant ces 20 minutes (et 2 secondes). De nombreux espaces sont une fois de plus accordés au silence par chacun des deux musiciens. Soit un silence apaisant prend place jusqu'à ce qu'un son attendu et répétitif refasse surface, soit il est comblé comme par magie toujours par le collaborateur, qui prend alors un relief surprenant de par sa solitude. L'heure est sombre, triste et mélancolique dans cette pièce douce et reposante où guitares lancinantes se répondent en un contrepoint majestueux et solennel. Pour Wave, le silence, pourtant si bien géré et équilibré auparavant,  est désormais absent. Il a laissé place à de longs drones et de courtes vagues qui se superposent, s'entremêlent, se confrontent, s'opposent ou fusionnent. Du coup, la continuité avec les deux précédentes pièces est rompue, l'atmosphère et l'ambiance, comme l'intensité et l'énergie, sont complètement différentes. Cette dernière pièce forme comme un long panoramique blasé d'un monde dévasté (les sociétés comme la nature), où chaque idéologie est remise en doute, où toute perspective historique a autant de sens que dans un film d'Angelopoulos. Un voyage sombre et dépressif à travers un monde qui n'est pas nécessairement hostile mais tout de même repoussant de par sa pauvreté et son anéantissement. Néanmoins, un espoir émerge devant la magie de cette œuvre télépathique qui est loin de tout conceptualisme, contrairement à ce que l'on pourrait attendre de trois pièces enregistrées dans ces conditions.

Ce duo a décidément quelque chose de magique, la fusion et l'entente sont parfaites malgré l'absence totale d'écoute; ipso facto, cette fusion paraît avoir son origine dans une région infra-consciente, ou supra-matérielle. L'aventure télépathique de ces deux musiciens est absolument unique, elle ne ressemble strictement à rien de connu, et c'est bien une des  premières fois que j'ai réellement l'impression d'être devant un véritable ovni de la musique expérimentale. Et en plus d'être originaux, ces enregistrements sont d'une sensibilité à fleur de peau qui nous entraînent dans des contrées affectives inouïes; en bref, c'est un bijou mémorable.

01-2 seconds / 02-b minor / 03-wave