Autre trio autour du tubiste Robin Hayward, Tables and Stairs est une pièce de trente minutes publiée par le label grec Organized Music from Thessaloniki, avec aux côtés d'Hayward, Ferran Fages aux ondes sinusoïdales et Nikos Veliotis au violoncelle. En apparence l'architecture est assez simple, de longues lignes électroniques et acoustiques s'enchevêtrent et se superposent, des lignes extrêmes: des infrabasses au tuba et à l'électronique aux sinewaves suraiguës en passant par un archet tout en tension et des ondes qui saturent l'espace. Mais plus ça va, plus les lignes se mélangent, comme sur la pochette, plus elles s'imbriquent jusqu'à former une nappe composée de sons indistincts. La connexion entre les trois musiciens est sensible et entière, chacun sait à tout moment comment se démarquer du son global ou comment se fondre dedans selon ses intentions, et aux autres alors de respecter et d'appuyer constamment cette volonté. Une multitude de sons surgissent de manière inattendue et surprenante, des sons originaux et singuliers que nous n'avons pas l'habitude d'entendre, pas à l'intérieur de cette atmosphère en tout cas. Car plus que l'architecture sonore et l'exploration timbrale, ce qui impressionne avant tout dans cette lente traversée est l'atmosphère proche de la paranoïa futuriste. Il y a comme un air de Philip K. Dick qui plane au-dessus de cette œuvre, tout autant que Radiohead, on aurait très bien pu imaginer ce trio assurer la bande originale de A Scanner Darkly. Une ambiance tendue, étrange, électrique et inquiétante, humaine et déshumanisée simultanément. Fages/Hayward/Veliotis organisent des sons continus et aux limites de la saturation à travers un temps parfaitement lisse et désubjectivé, Tables and Stairs ressemble alors à une musique quelque peu hallucinée mais surtout très envoutante pour l'auditeur, malgré l'extrême tension omniprésente dans ce design sonore. Il est très dur de lâcher prise, on veut connaître la suite envers et contre tout, malgré l'aspect trop tendu et extrême de cette nappe qui semble guidée par la haine et l'illusion. Œuvre extrême où le silence parvient néanmoins à trouver sa place durant la dernière partie, un silence qui détend l'atmosphère et permet à l'auditeur de se rendre compte que le musicien n'est pas atteint (ce dont on se rend parfaitement compte lorsqu'il joue seul notamment), mais qu'il a pu en véhiculer l'illusion uniquement grâce au précédent assemblage des sons. Dès lors, l'aliénation paraît être fondamentalement collective et sociale, le délire fût celui de la multitude, la société génère la folie. Mais l'individu pris dans son entièreté et sa créativité (qui est un travail également collectif, la création est aussi le travail de l'homme en général, et non d'individus) peut être sauvée, sa sensibilité est toujours intacte et préservée, l'espoir peut ainsi renaître...
Une pièce originale et riche, qui sait travailler des textures sonores originales en les manipulant avec attention, sensibilité et délicatesse, tout en maintenant une forme de tension extrême à travers le calme d'une nappe continue et linéaire.