Droplets, projet apparemment dirigé principalement par Dominic Lash, réunit trois musiciens faisant partie du Set Ensemble pour trois trio et un solo, pour une improvisation et trois interprétations de partitions de musiciens issus du collectif Wandelweiser. Les musiciens sont, donc, Dominic Lash à la contrebasse, Patrick Farmer aux percussions et Sarah Hughes au piano et à la cithare, et les compositeurs sont Taylan Susam et Eva-Maria Houben.
Taylan Susam a écrit 'For Maaike Schoorel' en 2009, et les trois musiciens proposent ici deux versions différentes de cette courte partition, deux versions entre cinq et six minutes. Des sons très calmes et très doux se succèdent les uns les autres, entrecoupés de silences aérés et légers, et reviennent de manière minimaliste bien sûr, mais surtout naturelle et sereine. Des sons étranges, inattendus, souvent bas, qui frottent, soufflent et raclent des surfaces pas vraiment conventionnelles ou attendues. Une matière sonore très bizarre se profile doucement et forme un univers serein et original, un univers méditatif et aéré, profond et intense, malgré le volume toujours très faible de ces interprétations qui ne fait qu'appuyer la sensation de détente et de poésie offerte par cette pièce très délicate. A noter que la seconde réalisation de cette partition du compositeur néerlandais est surement moins répétitive et moins minimaliste, les sons sont toujours aussi étranges, les silences aussi longs, consistants et importants, mais l'absence de répétitions strictes et mécaniques fait quelque peu perdre de la solidité de la première interprétation. Cependant, il y a tout de même des reliefs plus importants qui de leurs côtés consolident un univers plus riche.
La seconde pièce, 'Elusion', est une improvisation entièrement acoustique de vingt minutes réalisée par l'ensemble des trois musiciens. Contrebasse, cithare et percussions se superposent en différentes strates très fines et très sensibles, mais toujours assumées et souvent même assez intenses. Si le silence est moins présent dans cette pièce, et le volume un peu plus fort qu'habituellement, l'influence de Wandelweiser se fait tout de même ressentir dans la puissante quiétude, le calme et l'attention intenses qui caractérisent cette improvisation. Sans parler des répétitions aux aspects mécaniques, ainsi que la préservation lors du mastering des sons/bruits qui faisaient partie intégrante de l'environnement sonore lors de l'enregistrement. Il y a une forme d'équilibre spatial très bien assuré entre la superposition d'un maximum de couches (frottement des peaux, archet sur les cordes basses, exploration timbrale de la cithare) et un silence radical, sans confrontation entre le "plein et le vide" mais dans une forme de continuité interminable où les transitions sont assurées par des improvisations en solo ou en duo. 'Elusion', durant vingt minutes, nous entraîne également dans un univers inouï et hors du commun, caractérisé par un aspect irréel comme dans la plupart des compositions des musiciens de Wandelweiser. Un univers où le temps s'abolit, où le son devient espace et où la composition s'apparente de plus en plus à l'architecture (composition écrite ou improvisée, je n'ai pas l'impression que la distinction ait beaucoup de sens dans les musiques dites réductionnistes). Bref, une très belle improvisation en tout cas.
Venons-en maintenant au principal, car si j'ai beaucoup apprécié 'Elusion', et 'For Maaike Schoorel' dans une moindre mesure, la plus belle pièce de ce disque reste sans aucun doute la magnifique réalisation de 'Nachtstück', une œuvre de 2007 écrite par la compositrice et organiste allemande Eva-Maria Houben. 'Nachtstück' est à l'origine une pièce pour contrebasse seule, mais pour cette réalisation, Dominic Lash et Simon Reynell ont choisi d'enregistrer cette version d'une demi-heure au milieu d'un bois anglais, sous la pluie. La pluie, ainsi que le vent et les feuillages qu'il agite, n'étant jamais interrompus, prennent une importance démesurée et acquièrent une puissance émotionnelle saisissante. A cela s'ajoutent les interventions sporadiques de voitures, d'insectes, d'oiseaux et de ruminants. De son côté, Lash, à l'aide de son archet, explore l'étendue des cordes, chaque registre est déployé sur de courtes notes qui surgissent du silence potentiel, et de la pluie réelle. Des correspondances semblent voir le jour entre les registres et l'intensité, chaque note grave est plus forte, de même que les double-cordes, les aigus se font plus discrets, jusqu'aux harmoniques qui se fondent avec le vent et les feuillages agitées. En tout cas, si l'environnement sonore du bois est déjà apaisant et serein de par lui-même, le contexte environnemental donc, paraît tout à fait adéquat à explorer les propriétés émotives de la contrebasse. Chaque note remue le corps de l'auditeur dans son intégralité, ainsi que de nombreuses émotions et sensations insoupçonnées. Il me semble que c'est la plus belle œuvre que je n'ai jamais entendue composée par un membre du collectif Wandelweiser, mais ce n'est certainement pas du à la partition seulement. Car si l'écriture sait déployer un terrain émotionnel extrêmement riche et chaleureux, singulier, profond et intense, la réalisation extérieure et la virtuosité de Dominic Lash exacerbent toutes les émotions, l'humanité, la poésie et la chaleur contenues potentiellement dans cette partition.
Si l'écoute des deux réalisations de 'For Maaike Schoorel' et de l'improvisation 'Elusion' est parfois ardue et requiert beaucoup d'attention et de disponibilité, la magnifique interprétation de 'Nachtstück' me semble beaucoup plus facile d'accès, y compris aux auditeurs non-habitués aux compositions du collectif Wandelweiser. Le Set Ensemble créé par Dominic Lash déploie en tout cas, tout au long de Droplets, des univers spatiaux et sonores poétiques, délicats, sensibles, singuliers et riches. Mais c'est surtout la longue et fantastique pièce 'Nachtstück', grâce à sa puissance lyrique, dramatique et émotionnelle, qui a retenue mon attention et a réussi à complètement m'envahir, m'habiter et m'envoûter. Recommandé, Droplets me semble être l'album le plus réussi de cette nouvelle série d'albums publiés par Another Timbre sur la postérité de John Cage (et d'ailleurs, Droplets, de par son utilisation radicale du silence, des techniques étendues et de l'environnement sonore extérieur à la représentation, me semble être le plus représentatif de cette postérité du célèbre compositeur américain).
Tracklist: 01-'For Maaike Schoorel' / 02-'Elusion' / 03-'For Maaike Schoorel' / 04-'Nachtstück'