On
parle de plus en plus de collaborations à distance, d’envoi de fichiers, et de
manipulations de cassette ou de bandes. Les collaborations à distance se font
maintenant par mail principalement et les fichiers traités sont numériques,
tandis que le travail sur bandes et cassettes appartient à une certaine mode et
un revival de l’analogique, qui n’est pas exempt de fétichisme. Auparavant,
avant l’arrivée d’internet, et avant que le CD ne devienne ce qu’il est devenu
et ne rejette la cassette aux oubliettes, des musiciens jouaient à partir de ce
médium, qui était le média principal jusqu’à la fin des années 80 et le début
des années 90, et collaboraient également à distance en s’envoyant des bandes
et des cassettes par la poste.
C’est le cas par exemple du projet IMCA (International Musique Concrète Assembly), auquel ont participé
Frans De Waard, Ios Smolders, John Hudak,
G.Do Huebner et Isabelle Chemin!. Je ne connaissais pas ce projet avant que le
label absurd ne m’envoie une copie d’un CD sans titre, paru en 2006, qui est
une réédition d’une cassette et d’un LP publiés entre 1990 et 1991, il y a
maintenant plus de vingt ans. On
retrouve donc 10 pièces qui paraissent un peu datés par certains aspects, mais
qui surprennent quand même par leur modernité. Les membres de l’IMCA ont
toujours travaillé de la même manière, un musicien envoie un enregistrement
concret à un autre qui le retravaille, l’envoie au suivant qui le retravaille
également, et ainsi de suite.
Une méthode simple qui a suscité de nombreux résultats très
variés. Les enregistrements initiaux sont parfois des bruits très figuratifs,
ou sont parfois très abstraits, ils sont parfois plus ou moins mis en forme, et
d’autres fois totalement chaotiques. C’est que parmi les membres de ce projet,
chaque individualité a des intérêts et des méthodes très différents, ce qui
fait la richesse de ce projet. De plus, la distance et le temps qui séparent
chaque travaux permettent également un recul et une attention importants dans
le travail de mise en forme. En tout cas, si certains portent une attention
très soutenue au son, aux effets de ralentissement, d’accélération et de
manière générale, de travail sur la bande et le son, d’autres s’intéressent
plus à la puissance du bruit ou aux effets psychoacoustiques de la noise,
certains s’intéressent aux potentialités rythmiques et mélodiques des samples
et des bandes, tandis que d’autres encore s’intéressent beaucoup plus aux
formes et à la structure des pièces.
Autant de divergences et de variétés qui forment toute la
richesse de ces pièces parfois chaotiques, parfois concrètes, parfois noise,
parfois techniques et pleines d’effets, parfois simples et structurées avec
précision et intelligence. De la pure musique concrète qui paraît parfois un
peu cheap et vieillie, mais qui peut aussi se révéler étonnamment moderne dans
les formes les plus minimalistes ou les plus déconstruites, comme dans les
trouvailles sonores les plus noise. Au-delà de l’intérêt historique, il s’agit
là de pièces de musique concrète réfléchies, inventives et résolument modernes.
Une
autre bonne surprise provenant du même label, c’est Remnants from Paradise de
Werner Durand. Le matériau initial
et les sources de ce disque sont encore plus archaïques, plus traditionnels,
puisqu’il s’agit d’enregistrements de shakulimba, de tanpura, de clarinette et
de ney à coulisse en PVC, de ney iranien, avec un peu d’électronique et
beaucoup de delay. C’est plus rudimentaire que les cassettes et les bandes
d’une certaine manière, mais le résultat est encore plus innovant je trouve.
Je n’avais jamais entendu Werner Durand jusqu’ici, et c’est
vraiment un plaisir de découvrir ce disque étonnant. Durand propose ici trois
longues pièces (de 11 à 25 minutes) de boucles et de samples d’instruments
traditionnels qui forment trois drones. Certains des instruments sont préparés
avec des résonateurs qui accentuent les harmoniques, d’autres comme la tanpura
ont été conçus pour produire des bourdons plein d’harmoniques, et pour les
instruments utilisés qui restent, ce sont les effets de delay qui se chargeront
de souligner les harmoniques présentes dans leur son. Werner Durand a
enregistré de nombreuses parties qu’il a collées pour former trois sortes de
nuages célestes et lumineux. Des nuages qui pourraient faire penser à Phill
Niblock pour leur continuité et leur massivité, mais qui sont plus légers, plus
limpides, et plus orientés sur l’harmonie entre les éléments que sur les
battements dus aux microtons.
Werner Durand a composé trois pièces qui forment des nuages
sonores, mais des nuages pleins de rythmes, de séquences, d’harmonies, de
résonances, autant de subtilités à peine distinctes par moments, mais qui
forment toute la richesse de ces drones. On n’est pas dans le drone pur, c’est
trop lumineux et les échantillonnages forment trop de pulsations, on n’est pas
non plus dans le folklore car les instruments sont à peine reconnaissables, et
on n’est pas dans la composition microtonale car l’harmonie est trop présente.
Mais en même temps, c’est un mélange de tout ça, trois compositions
électroacoustiques qui forment des drones linéaires et continus, lumineux,
célestes et légers ; massifs et nuageux aussi, traditionnels et
avant-gardistes, harmonieux et dissonants, lisses et pulsés. Trois magnifiques
drones, riches, denses, et créatifs. Recommandé.
Et si Remnants from Paradise peut être
qualifié de lumineux et aérien, Hydrophony for Dagon de Max Eastley & Michael Prime est sans aucun doute beaucoup plus obscur et liquide.
Et pour cause, il s’agit d’un enregistrement en live réalisé sous l’eau en
1996, à Copenhague. Eastley & Prime utilisaient alors des bandes, des
objets, des moteurs, des machines à bulles et des ventilateurs placés sous
l’eau et enregistrés grâce à des hydrophones.
Les deux artistes proposent ici une seule pièce de près de
quarante minutes, une pièce riche et continue en milieu aquatique. On entend
des sortes de gouttes d’eau par moments, un bruit sourd et continu, une
ambiance bien sûr liquide et pesante, divers objets sont placés sous l’eau et
forment des phénomènes sonores. Tout ceci est inattendu certes, c’est même
surprenant. Le principe est vraiment intéressant, cette volonté de vouloir
jouer sous l’eau pour créer un nouvel espace de diffusion avec ses sonorités
propres, sans réverbération, des sonorités très mates. De plus, le duo utilise
de nombreux objets et produisent des phénomènes sonores très variés.
Mais il manque un quelque chose pour que ce soit vraiment
bien, malgré l’originalité de cette démarche. Il manque d’abord une mise en
forme je pense, car tous les évènements semblent apparaître de manière gratuite
ici, comme pour un remplir un vide. Et même ces éléments sonores et temporels,
s’ils sont originaux dans leur contenu, ils n’ont pas la richesse d’un matériau
vraiment réfléchi et travaillé, ils paraissent trop simples et gratuits en
somme.
Un disque incongru et surprenant certes, mais qui n’est pas
aussi excitant qu’il aurait pu l’être. Après, l’enregistrement a près de vingt
ans, et il surprend encore par sa singularité, mais il manque une forme de
présence, celle des musiciens, il manque un peu de personnalité et de
consistance je trouve, même s’il reste une curiosité assez marquante.
Parmi les multiples ramifications
du label absurd, on trouve le sous-label Noise-Below, qui vient de publier la
collaboration entre Aspec(t) et Dave Phillips, mais également une cassette
split qui réunit Tom Smith et Michael Muennich. Le premier est un des rares
musiciens a exploré la voix, tandis que le second s’intéresse depuis longtemps aux EVP (electronic voice phenomena).
Sur la première face, Tom Smith propose une pièce d’une
quinzaine de minutes comme il en a le secret. C’est une chanson, à proprement
parler, avec une instru simple, une pulsation, et du chant. Il n’y a ni
couplet, ni refrain mais on est dans le registre chanson, avec la voix de
crooner décalé propre à Tom Smith. En fait, refrain il y a, un refrain répété
inlassablement et de manière monotone sur un exhibitionniste. L’instru est
toujours pareille, une boucle sale et jouée au ralenti, avec un semblant de
pulsation, plus ou moins harmonique, pas mal parasitée, et crade. Et
par-dessus, Tom Smith, vocaliste monotone, chante son refrain de manière lente,
hésitante, déstructurée. Il est parfois proche du parler, et parfois très
lyrique, mais toujours dans une ambiance moite, répétitive, minimaliste, sale
et épurée. Une ambiance vraiment particulière qui place Tom Smith parmi mes
« chanteurs » préférés pour son utilisation simple mais très créative
de la voix : un crooner désincarné, déconstruit, malsain, et vraiment inventif.
La seconde face est donc une pièce de Michael Muennich,
d’environ un quart d’heure également. Ce dernier explore ici des phénomènes
électriques et électroniques qu’il met en boucle avec un peu de delay jusqu’à
ce que ressortent d’étranges phénomènes sonores qui forment bel et bien des
sortes de voix paranormales. Boucles et échantillons de bandes forment une
longue séquence très rythmée, voire motorisée et polyrythmique. Les voix se
superposent et ont quelque chose d’un peu crade, on a du mal à imaginer si ce
sont des sons concrets et industriels, des moteurs et des défaillances
techniques, ou des sons de synthèse analogique ou numérique. Mais l’important
ne réside certainement pas dans les sources et dans les techniques, mais bien
plutôt dans le résultat. Michael Muennich compose ici une superbe pièce aux
accents tribal et rituel pour la prédominance des pulsations, mais aux accents
aussi mystérieux pour les sortes de parasites fantomatiques qui apparaissent ça
et là dans cette longue pièce continue, monotone, mais vraiment envoutante.
IMCA – sans titre (CD,
absurd, 2006)
WERNER DURAND – Remnants from Paradise (CD, absurd, 2008)
MAX EASTLEY & MICHAEL PRIME – Hydrophony for Dagon (CD, absurd, 2006)
TOM SMITH / MICHAEL MUENNICH – In Medias Res (cassette, Noise-Below, 2014)