L'école d'art et de design de Rouen (Le Havre) propose depuis plusieurs années une collection de CD de musiques expérimentales, et cette année, c'est une superbe réalisation d'une pièce de Luc Ferrari plus une improvisation par le trio GOL et Brunhild Meyer-Ferrari qui sont édités dans la collection pied nu. GOL, c'est un ensemble français de musiciens hallucinés qui inventent leurs instruments et jouent avec tout ce qui passe sous leur main, ainsi on retrouve Jean-Marcel Bussson à l'électronique (Metacrackle, Luxonic) et charango ; Frédéric Rebotier à la voix, clarinette, boîte à bonbons et papier déchiré, cymbales, objets et électroniques ; Ravi Shardja à la basse, mandoline électrique, flûte traversière, sanza, électronique et cordes vocales ; en compagnie de Brunhild Meyer-Ferrari (ex-compagne de Luc Ferrari) à la voix et au carton raclé.
La première partie de ce disque est une réalisation d'un peu moins de trente minutes de Tautologos III de Luc Ferrari, partition texte composée en 1969, pour un ensemble ouvert de musiciens et une durée indéterminée. La partition demande à chaque musicien de choisir une "action" musicale et de déterminer ses dynamiques, ses intensités, volumes, durées et autres, ainsi que la durée d'un silence : puis de répéter cette série action-silence. Normalement, une bande magnétique diffusant la création de cette pièce est également incorporée à chaque réalisation. La quartet propose ici une version excentrique et déjantée de cette pièce. L'énergie de chacun est incroyable, l'inventivité aussi. Toutes sortes de sons traversent chaque action, électroniques, traditionnels, classiques, acoustiques ou bruitistes, ils paraissent tous aussi incongrus. Et la beauté de cette réalisation vient de l'aspect illimité des matériaux utilisés. Le quartet propose un déluge, un feux d'artifice de matériaux sonores, les propositions semblent illimités et infinies malgré la répétition qui s'efface derrière la profusion. Il y a une énergie considérable qui est investie dans cette réalisation, mais également une joie, le bonheur de travailler sur une composition d'un maître de la musique électroacoustique, de travailler la "voix de son maître", de perpétuer et de renouveler l’œuvre d'un créateur respecté, aimé et admiré par chacun des membres. Et c'est ce qui ressort de cette version : une joie, une énergie et une créativité sans bornes investies dans la réalisation de cette superbe pièce.
La structure de la pièce amène sans que l'on s'y attende passages très calmes, passages totalement chaotiques, silences, passages bruitistes ou mélodiques. Les voix se rencontrent, s'assemblent, se couvrent, se rejettent, forment une masse cohérente, un ensemble disparate ; les décalages induits ainsi par chaque choix amènent toujours quelque chose de nouveau à cette composition qui pourrait durer des heures. Et ces ruptures constantes sont encore augmentées par la profusion de matériaux utilisés. Bref, une superbe composition, une réalisation énergique et créative, recommandé.
Pour Havresac, le quartet propose une improvisation d'un quart d'heure environ. Improvisation électroacoustique où matières vocales, instrumentales, acoustiques indéterminées et électroniques se confondent en une masse de lignes, de volumes, de courbes et de graphiques sonores. Les sons ressemblent pas mal à la réalisation d'une partition graphique de musique concrète, avec des bandes accélérées ou ralenties, des souffles, de la réverb, des brusques changement de dynamiques, des écarts vertigineux de timbre, etc. La musique de ce quartet paraît mille fois entendue d'une certaine manière, mais elle n'est pas tout à fait de ce qu'elle était, et en plus on est bien content de la réentendre. Car ça ressemble à de la musique électroacoustique des années 60, mais pas tout à fait, les outils ont changé, l'acoustique aussi, les techniques également, l'histoire a fait son travail, et c'est un plaisir d'entendre cette sorte d'hommage inventif et riche à cette musique. Le quartet module le son comme il le désire, il joue sur les hauteurs, les écarts, les dynamiques, les intensités, les volumes, les timbres, les silences aussi, les sources, leur mélange, etc. et le résultat est une histoire du son et de l'électricité, une histoire de l'homme dans un rapport intime et organique au son, qu'il soit électrique ou acoustique, médiatisé ou immédiat, instrumental ou électronique.
LUC FERRARI - Tautologos III / GOL & BRUNHILD MEYER-FERRARI - Havresac (CD, Esadhar, 2014)