II est un disque certainement très attendu par beaucoup des visiteurs de ce blog. Après un duo qui rassemblait les deux figures les plus éminentes de Wandelweiser (Pisaro & Beuger), le label erstwhile publie un nouveau duo, sur un double CD cette fois, avec les deux secondes figures les plus éminentes de ce collectif certainement : le clarinettiste suisse Jürg Frey et le tromboniste autrichien Radu Malfatti.
Le premier disque est une longue composition de Malfatti intitulée shoguu, une composition divisée en cinq parties, mais peut-être seulement pour le disque, en tout cas, les cinq parties ne se différencient pas vraiment les unes des autres. Une longue pièce de plus d'une heure qui ressemble à beaucoup des dernières réalisations de pièces de Malfatti que j'ai pu entendre récemment, sauf qu'il s'agit là d'une réalisation plus intime, en petit comité, avec seulement Malfatti et Frey, contrairement aux autres pièces de Malfatti généralement réalisées par de petits ensembles d'instrumentistes. Mais la différence numérale ne fait pas la différence qualitative. En effet, trombone et clarinette jouent ici des notes plutôt longues, parfois en décalées, parfois à l'unisson, sur des registres différents. Il s'agit toujours de notes seulement, et d'instruments acoustiques. Malfatti semble ne s'intéresser et ne composer qu'avec ce matériau "primitif", des notes et des instruments, avec du silence. Un matériau réduit à une attaque pure, toujours identique, à un souffle continu et propre, à des notes exemptes de défauts, de personnalité, de traces humaines, des notes qui en plus semblent assemblée de manière aléatoire. Malfatti compose avec des notes qui se succèdent se juxtaposent et s'espacent pour former une sorte de nuage sonore, un nuage épuré qui laisse place au silence, aux différences entre chaque note et instrument. C'est simple et attendu (hormis deux ou trois piquées très surprenantes), mais la magie est toujours là. Malfatti compose des pièces minimalistes et simples mais remplies de poésie. La poésie d'une note pure, d'un instrument vierge, et d'un silence qui remplit la musique.
Mais ce double disque, si je devais le conseiller, ce serait avant tout pour le CD consacré à instruments, field recordings, counterpoints de Jürg Frey. Le titre et la renommée des deux musiciens en disent long. On se doute qu'il s'agit d'une succession de notes simples, et de field recordings environnementaux et minimalistes. Le contrepoint, on s'imagine très bien qu'il est seulement la simple juxtaposition d'une ligne instrumentale, et d'une ligne préenregistrée. Et bien sûr, quand on s'imagine tout ceci, on est en plein dans le mille. Mais ce qui n'est pas dit dans le titre, c'est la beauté et la finesse de cette réalisation. Les field recordings, on se demande s'il s'agit vraiment d'une diffusion ou s'il ne s'agit pas seulement de l'environnement dans lequel la pièce a été enregistrée. Ici, les notes sont encore plus douces, elles répondent à certaines tonalités présentes dans les field recordings, elles sont plus courtes aussi, et se distinguent parfois difficilement les unes des autres. Une mélodie se forme petit à petit, très progressivement, une mélodie fantomatique, la mélodie d'un espace inhabité, la mélodie d'un environnement quotidien et simple. Il s'agit là encore d'une pièce très poétique je trouve. Malfatti et Frey semblent répondent à une sorte de basse fantomatique en mode mineur qui sort des field recordings et forment une longue mélodie espacée, éthérée, une mélodie qui s'efface derrière elle-même, qui réapparaît à certains moments, mais qui est toujours en réponse directe au field recordings. Il ne s'agit pas ici de créer une forme harmonique à partir d’enregistrements et de bruits comme chez Pisaro par exemple, il s'agit de répondre harmonieusement à la mélodie d'un field recording. Et le duo y répond avec finesse, précision, délicatesse, attention et sensibilité. Et à partir de là, au fil des minutes, un long poème minimaliste se déroule très progressivement, un poème en filigrane, un poème où les instruments déchiffrent la mélodie du monde et de l'environnement, un poème magnifique.
D'un côté, j'ai toujours admiré Malfatti, et en même temps, je ne trouve jamais ses pièces si mémorables, mais quand même, je suis toujours enchanté de les entendre. De l'autre côté, Jürg Frey est un musicien que j'apprécie énormément, je ne l'admire pas, j'ai même tendance à l'oublier souvent, et pourtant, dès que j'entends une nouvelle composition de lui, il m'épate à chaque fois, et je la trouve toujours mémorable. Bref, il s'agit en tout cas de deux artistes extrêmement importants pour ces dernières décennies, presque des incontournables, et je ne peux que recommander ces deux compositions très belles réalisées par eux-mêmes - surtout la magnifique instruments, field recordings, counterpoints. Toute la beauté du nouveau minimalisme européen dans une de ses formes les plus radicales réunie sur un seul disque !
JÜRG FREY / RADU MALFATTI - II (2CD, erstwhile, 2014) : lien