Bon, ce n'est une surprise pour personne je pense, tous les fans de Kevin Drumm comme de Jason Lescalleet, à l'heure qu'il est, doivent être au courant de la sortie de The Abyss, un double CD publié par le label américain erstwhile. Pour moi, ce sont deux des figures les plus importantes des musiques électroniques actuelles, deux figures essentielles et uniques. Deux figures qui ne cessent de surprendre au fil des années, et comme on pouvait s'y attendre, ont proposé sur The Abyss une suite de pièces comme personne n'aurait pu l'imaginer.
Enfin, d'un côté, quand on écoute les six premières pièces du premier disque, on sait qui on écoute. Kevin Drumm et Jason Lescalleet font se succéder des boucles de bandes, des field-recordings, du bruit blanc, le tout manipulé et sculpté au scalpel, de manière chirurgicale, glaciale, dure. Tout commence par des chants d'oiseaux, rapidement coupés par du larsen de table et du bruit numérique, avant que n'entrent en scènes des fragments de musique populaire ralenties. Le côté incisif de Kevin Drumm est là, sa puissance aussi, et les textures abrasives côtoient alors des bandes ralenties, des chansons déstructurées. Oui, ce sont bien là les marques de fabrique de Kevin Drumm et de Jason Lescalleet : des atmosphères sombres, froides, abrasives et dures.
Et puis, au bout de quarante minutes, le duo plonge ses auditeurs dans une autre aventure, une aventure de 30 minutes qui se poursuivra également au fil du second disque, durant près d'une heure. A partir de ce moment, c'en est fini de nos repères et de nos attentes. C'est à partir de là que Kevin Drumm et Jason Lescalleet créent tout autre chose, une surprise comme on en a rarement. Car ces derniers temps, ces deux musiciens s'orientent dans des directions parallèles : dans des directions très calmes, sombres, minimales, proches de l'ambient et du drone, mais qui n'en sont pas vraiment. Et c'est la voie également empruntée durant la plus longue partie de ce disque épique.
The Abyss. Oui, avec ces deux longues pièces, on comprend mieux le titre. Car durant près de 80 minutes, Kevin Drumm et Jason Lescalleet nous plongent dans une univers liquide, sombre, inquiétant, et fantastique. Le duo évolue sur des textures liquides, étouffées, organiques, mouvantes, et surtout discrètes. Le volume est faible, voire très faible, hormis à quelques rares moments où certaines fréquences ressortent. On distingue parfois deux voix, celle de Drumm ou celle de Lescalleet, mais elles se correspondent, se noient allègrement l'une dans l'autre, les bandes bouclées se fondent dans les nappes souterraines, les enregistrements de terrain sur cassette se mélangent indistinctement, les parasites et les manipulations analogiques forment des nappes homogènes et mouvantes. Kevin Drumm et Jason Lescalleet, jamais j'aurais cru dire ça un jour, mais oui, on dirait la bande son d'un documentaire sur les monstres sous-marins, sur le bestiaire abyssale. Le duo américain propose ici une sorte de plongée dans un monde sonore unique, une immersion totale dans les recoins minimaux des parasites sonores, du monde extérieur, des bandes analogiques, et des sons créés de toutes pièces.
Je ne suis pas sûr de franchement aimer cette tournure. Je suis admiratif devant ce tournant, car c'est radical, inattendu, mais parfois aussi c'est ennuyeux. J'ai du mal à critiquer ces deux artistes, car je les admire beaucoup. Et je les admire parce qu'ils savent toujours surprendre, ils savent produire de l'inattendu. Et là encore, c'est inattendu, je ne suis pas sûr d'aimer, pas pour l'instant en tout cas, mais le duo continue d'explorer de nouvelles voies, et il l'explore avec minutie, avec précision, finesse et créativité. Il y a un côté ambient monotone que je n'apprécie que moyennement, mais en même temps, le duo va plus loin et compose seulement avec des textures moins abrasives et moins fortes que d'habitude. Et le duo compose avec ces sons de manière tout de même bien personnelle, qui n'a rien à voir avec l'ambient. Kevin Drumm et Jason Lescalleet travaillent toujours de la même manière en fait, mais avec d'autres matières sonores. Ils continuent d'explorer des phénomènes sonores uniques dans les bandes par le biais de manipulations simples, de sculpter ces matières de manière chirurgicale, et de nous plonger dans un monde musical unique, singulier et hautement créatif.
Avant de parler des dernières nouveautés de ces deux musiciens, juste pour le plaisir, j'aimerais écrire quelques lignes sur un disque qui m'a énormément marqué, et qui a marqué toute une génération de musiciens et de mélomanes je pense : Sheer Hellish Miasma de Kevin Drumm. Album culte qui a déjà fait l'objet de deux rééditions depuis sa première en 2002, l'une en CD cinq ans plus tard, et l'autre en version élégante double LP en 2010 ; toutes chez les éditions Mego.
Jusqu'à ce moment, Kevin Drumm était reconnu comme un nouveau maître de la guitare préparée, il s'était illustré en solo, ou en duo avec Sugimoto ou Axel Dörner par exemple, comme une sorte de génie de la guitare, avec une approche bruitiste et minimale très rude et austère, mais très créative aussi, les premiers pas du réductionnisme en somme. Pour ce premier solo chez Mego, Kevin Drumm s'orientait alors vers une nouvelle forme très fructueuse, une sorte de harsh drone qui mélange la guitare, les effets numériques et analogiques, l'électronique et l'ordinateur, une démarche à l'opposé du réductionnisme. Ici, la guitare, les bandes magnétiques, les synthétiseurs analogiques et une "assistance par ordinateur" se superposent, les boucles se collent les unes sur les autres pour former une masse sonore très riche, dense, et puissante. Kevin Drumm aime l'improvisation, comme ses précédentes excursions en guitare le montraient, mais aussi le noise le plus virulent comme le métal, ainsi que le montre cette profusion de sons saturés, comme cette pochette hommage à Merbow.
Le premier morceau comporte surtout du larsen, du larsen de guitare lent et corrosif, accompagné de nappes de synthés mises en boucles et saturées. Une pièce linéaire et massive, qui annonce le début d'une période dévastatrice et intense pour ce génie des manipulations bruitistes. Puis avec Inferno débute une nouvelle forme haute en couleurs où les bandes sont triturées, comme les micro contacts de la guitare, avec l'appui considérable de bruits blancs filtrés ou non au synthé, ainsi que de Greg Kelley à la trompette. Kevin Drumm investit alors des territoires très denses, abrasifs, des territoires toujours composés avec de longues couches rêches qui s'accumulent pour former un nuage bruitiste intense et puissant. Un collage très fort, très intense, harsh, où se mélangent indistinctement les sources : instrumentales, électroniques, analogiques, numériques, magnétiques, etc. Et à la fin, Kevin Drumm revient vers une forme plus linéaire, plus proche du drone avec des matériaux similaires mais des textures plus douces, plus fines.
Sheer Hellish Miasma m'a appris que le but de la noise n'était pas forcément de coller les sons les plus forts possibles ensemble. Il faut encore savoir les assembler, et pour cela, Kevin Drumm est le roi. Il utilise des matériaux qu'on connaît certes, mais les assemble avec un talent hors du commun, il les assemble de manière à ce qu'ils conservent tous une intensité maximale, de manière à ce que sa musique ne s'essouffle jamais, et c'est réussi. Car à ce jour encore, Sheer Hellish Miasma reste un des disques les plus aboutis, les plus intenses, les plus puissants et les plus intelligents que j'ai pu entendre en matière de noise.
Et depuis quelques temps, un nouveau départ s'annonce encore avec Kevin Drumm, après ses incursions très marquantes dans les musiques improvisées et dans la noise. Je n'ai pas eu le temps d'écouter toutes ses dernières sorties publiées par lui-même, sur bandcamp et ses cd-r très artisanaux, mais je me rappelle avoir été très surpris par Blast of Silence, un triple CD où Kevin Drumm semblait déjà s'intéresser aux volumes très faibles.
Et très récemment, comme pour officialiser ce nouvel intérêt, les éditions Mego publiaent Trouble, certainement le disque le plus calme de Kevin Drumm à ce jour. Il n'est pas question de guitares préparées ici, ni de bandes, ni de superposer des couches. Kevin Drumm n'utilise qu'une nappe de sons synthétiques qui tournent en boucle. Une nappe atmosphérique à un volume très, très faible, proche de l'inaudible en fait. Il s'agit d'une boucle continue de 54 minutes, avec une petite pause au bout d'une demi-heure, comme pour vérifier si on a bien suivi. Parfois j'ai envie de me plonger dans ce disque et de m'immerger dans le son, mais il faut bien trop augmenter le volume et je me dis que ça n'a pas forcément du sens. Et d'autres fois, je le laisse tourner à volume moyen, et j'entends un son atmosphérique léger, une ambiance troublante effectivement qui parait être seulement là pour perturber notre perception de l'environnement sonore. Trouble agit un peu comme une sorte de filtre à notre perception, ce n'est pas une pièce composée pour sa forme, ni pour sa texture, mais elle semble plutôt composée pour agir sur la perception, pour créer un léger décalage dans notre environnement sonore.
Avec Trouble, Kevin Drumm compose une pièce très calme, très apaisante, une boucle synthétique et ambient qui passe inaperçue, mais c'est grâce à cet aspect très discret qu'elle peut agir sur notre perception de l'environnement et donc aussi sur notre conscience. Ce disque agit tout en douceur, subrepticement certes, mais réellement, plus que beaucoup de musiques fortes. Le changement de direction est radical, mais je pense que Kevin Drumm se sentait trop attendu au tournant pour continuer à explorer les mêmes horizons, et il fallait changer de direction à un moment donné. Ce qu'il a ici accompli de manière extrême, radicale et inattendue.
Je parle beaucoup de nouvel horizon, de changement de direction, mais je ne me base que sur quelques enregistrements (son duo avec Lescalleet, Blast of Silence et Trouble), et peut-être que Kevin Drumm continuera aussi à composer et jouer des musiques plus proches de Sheer Hellish Miasma, ou peut-être qu'il fera des installations sonores, mais pour l'instant, il a l'air bien parti pour explorer des territoires ambient sombres, inquiétants, extrêmement calmes et surprenants. On verra bien.
Quant à Jason Lescalleet, on ne peut pas dire qu'il change radicalement de cap, mais il y a quelque chose de nouveau par exemple dans Il Turista, une cassette parue l'année dernière sur le label américain Chondritic Sound, enfin par rapport à Songs about nothing édité au même moment.
Sur cette excellente cassette, Lescalleet favorise les formes linéaires, continues, et les dynamiques régulières. Ce n'est pas aussi calme que Trouble, c'est sûr, mais il y a un quelque chose de plus apaisé : moins de ruptures fortes, moins de coupures et de sur des dé sources. Par rapport à certaines performances et à certains disques de Lescalleet, je le trouve ici plus épuré. Quand il explore une bande (puisqu'il s'agit des principales sources ici), il l'explore pendant plusieurs minutes, il prend le temps de la ralentir, de la saturer, etc. Et tout ceci, sans jamais aller dans les extrêmes (enfin rarement en tout cas), en restant sur des volumes et des sonorités assez douces. Lescalleet utilise ici des chants simples, mélodieux, des enregistrements d'eau, et quelques dialogues, rien de plus. Il les ralentit, surtout, joue aussi parfois sur la saturation, mais se concentre surtout sur des détails parasitaires et magnétiques qui peuvent prendre de l'ampleur.
Lescalleet réduit le matériel utilisé pour mieux explorer les détails infimes et microscopiques que contiennent les bandes manipulées. Le souffle d'une cassette, un certain grain propre à une bande ou à un enregistrement, tout est bon pour produire des atmosphères décalées et uniques, pour faire une musique électroacoustique nouvelle qui révèle les détails fantomatiques des vieilles bandes populaires. C'est épuré, plus simple, mais encore plus beau. Vivement recommandé.
Par rapport au premier duo Greg Kelley/Jason Lescalleet paru en 2011 chez erstwhile, le CD Conversations, édité il y a quelques mois chez Glistening Examples, paraît quelque peu plus épuré. Le trompettiste de Nmperign a toujours eu une tendance à la discrétion, discrétion autant instrumentale que discographique, il ne publie pas beaucoup de disques, et quand il joue, on est jamais sûr de l'entendre.
Pour ces Conversations, Greg Kelley augmente son instrumentarium de multiples effets (notamment d'écho), mais pas réellement pour enrichir sa palette, plutôt pour se fondre de manière encore plus subtile dans ce duo. Ici, il n'y a pas tellement d'éclats de trompettes, ni trop de techniques étendues, les formes de ces six pièces ne comportent pas trop de ruptures de dynamiques ou d'intensité d'ailleurs. Il ne s'agit pas de jouer sur des volumes très forts ou sur le silence. Il s'agit de composer une sorte de masse sonore vivante et indistincte, une sorte de nuage sonore à la Phill Niblock, sans l'intérêt pour la microtonalité.
Jason Lescalleet & Greg Kelley ont composé ici une suite hallucinante de textures pâteuses et saturées, réverbérées et saturées, une masse océanique de son en mouvement, d'une nappe en progression constante vers un horizon nouveau. Ils jouent sur des formes linéaires et continues, bien plus que sur Forlorn Green, leur premier duo, en tout cas. Lescalleet & Kelley avancent sur un territoire sombre et sableux, liquide et vaporeux, qui lors de la dernière pièce, deviendra une tempête de larsens extrêmes durant une dizaine de minutes.
Ce duo joue sur la subtilité de textures parasitaires toujours, Greg Kelley enrichit les étranges nappes de Lescalleet, composées de bandes et de platines manipulées aussi bien que d'objets amplifiés, avec des nuages de trompette sombres, opaques, indistincts et subtils. Une musique fine, intense, nouvelle et inventive. Conseillé.
KEVIN DRUMM / JASON LESCALLEET - The Abyss (2CD, erstwhile, 2014) : lien
KEVIN DRUMM - Sheer Hellish Miasma (CD/2LP/téléchargement, Mego, 2002/2010) : lien
KEVIN DRUMM - Trouble (CD/téléchargement, Mego, 2014) : lien
JASON LESCALLEET - Il Turista (cassette, Chondritic Sound, 2013) : lien
GREG KELLEY & JASON LESCALLEET - Conversations (CD/téléchargement, Glistening Examples, 2014) : lien