Depuis
environ un an, le label another timbre publie également à chaque saison un
split consacré à l’echtzeitmuzik, le réductionnisme et les musiques
expérimentales (improvisées pour la plupart) à Berlin. Pour le quatrième volume
des Berlin
series, une pièce composée par Sabine Vogel ainsi qu’un duo improvisé
de cette flûtiste en compagnie de Chris Abrahams sont proposés.
Luv est une pièce
composée par Sabine Vogel pour le Landscape Quartet dont elle fait partie
aux côtés de Bennett Hogg, Stefan Österjö et Matthew Sansom. Il s’agit principalement de l’édition
d’enregistrements instrumentaux et environnementaux, et d’improvisations en
solo et en duo avec Bennett Hogg. Une pièce très étrange où les flûtes, les
bansuris, les hydrophones et les violons forment comme une ambiance
environnementale. Il s’agit d’une pièce qui a quelque chose de primitif. Les
instruments et les objets utilisés ne résonnent pas comme des objets musicaux,
mais comme des objets naturels. On distingue bien les cordes et les vents, ce
n’est pas tant le timbre qui est singulier, mais le langage adopté, le phrasé
et la structure. Sabine Vogel donne ici à entendre des bouts de phrases
éparpillés, chaotiques, incompréhensibles. Et pourtant, les intentions sont
perceptibles. C’est ici que je trouve cette pièce primitive, car elle se
présente comme une sorte de chaos sonore, mais un chaos d’où on perçoit une
multitude d’intentions et de langages. Primitif n’est pas tellement le mot,
enfin c’est primitif au sens où la musique semble une reproduction de la
nature, des éléments (air et eau surtout), et du langage des animaux. Une
reproduction ou plutôt la création d’un écosystème imaginaire et fictif, un
écosystème personnel et onirique. Si Sabine Vogel avait vécu durant
l’Antiquité, aucun doute qu’elle aurait été condamnée d’hubris, pour cette
tentative de créer un monde de toute pièce, de se faire l’égal d’un Dieu créateur
en produisant cet écosystème sonore et musical. De mon côté, je la félicite
pour cette organisation minutieuse et cette création sensible d’un univers
riche, complet, inquiétant parfois, poétique souvent, bestial et primitif par
moments, sensible et délicat à d’autres. Sabine Vogel est parvenu à créer un
écosystème sonore dense et complexe, un monde vivant et musical unique. Très
bon travail.
Quant à kopfüberwelle,
il s’agit là d’un duo d’improvisation qui réunit Sabine Vogel à la flûte et
Chris Abrahams à l’orgue. Une longue improvisation de 38 minutes enregistrée
dans une église à Sydney dans le cadre du festival NOWnow en janvier 2012. Ce
duo avait déjà publié un disque il y a environ un an sur le label absinth, un
disque que j’avais beaucoup aimé et que j’avais chroniqué sur ce blog. Je
renvoie à cette chronique car cette nouvelle improvisation est similaire et
aussi réussie. Ce que je disais du premier s’applique donc aussi à cette
nouvelle publication. Abrahams & Vogel jouent sur de longues tenues, mais
surtout sur le vent et le souffle, sur l’élément fondamental de leur instrument
respectif. Si l’orgue est un des instruments les plus imposants qui soient, et
la flûte, un des plus légers et aériens, ici, il n’y a plus de différence entre
les deux qui se confondent à chaque instant. Et c’est ce que j’admire le plus
dans ce duo. Abrahams et Vogel parviennent à confondre deux instruments
pourtant très dissemblables. Ils réunissent ces instruments dans un long
souffle commun qui forme leur improvisation, un souffle sans début ni fin, un
souffle musical sans forme. Le duo propose une improvisation organique où les
deux musiciens jouent avec le corps de leur instrument, et surtout avec l’air
qui permet à ce corps de devenir musical et sonore. Ce n’est pas vraiment une
improvisation qui explore le timbre, c’est une improvisation qui explore le
souffle, l’air propulsé par la bouche comme par les soufflets, l’air qui semble
sonner dans une vibration unique pour chaque instrument. Une exploration d’une
vibration unique et unifiée de l’air d’une église. Abrahams & Vogel ne
cherchent pas tant à explorer les textures de leur instrument, mais bien plutôt
à explorer LA texture qui leur permet d’agir sur le son de la manière la plus
unifiée possible. Et c’est encore une fois remarquable.
L’autre
split publié cet été dans la série berlinoise réunit deux formations allemandes
et représente deux générations de musiciens : les fers de lance du
réductionnisme dans Roananax et la
relève actuelle avec Obliq. Je ne
crois pas avoir déjà entendu ces noms, et pourtant, chaque formation compte
parmi ses membres des musiciens que je suis d’assez près.
Roananax, ainsi, n’est composé de rien de moins que d’Axel Dörner à la trompette, de Robin Hayward au tuba, d’Annette Krebs à la guitare
électroacoustique et à la table de mixage, et d’Andrea Neumann au cadre de piano et à la table de mixage également.
Le quartet propose ici cinq improvisations enregistrées à Berlin en 1999, il y
a maintenant quinze ans oui. C’était le début du réductionnisme, de
l’improvisation libre axée sur le timbre et comptant avec le silence. Et
c’était déjà hautement virtuose et talentueux. En fait, à écouter cet
enregistrement de quinze ans, on se demande ce qu’il y a eu de plus durant ces dernières
années. Le quartet avait déjà exploré l’improvisation dans sa forme la plus
radicale et la plus recherchée avec cette profusion de souffles, de cordes
percutées et agitées par des moteurs, de préparations, d’électroniques simples
mais fins. Il s’agit là d’une sorte de témoignage à double sens. D’une part, il
témoigne d’une énorme créativité de ces musiciens qui exploraient toutes sortes
de textures, de dynamiques, de silences et de bruits. Mais cet enregistrement
témoigne aussi d’une musique qui n’avance pas tellement depuis quinze ans, une
musique qui a fait son temps et qui demande à être dépassée…
Et justement, c’est parmi les musiciens d’Obliq que semblent
se trouver quelques personnes qui tentent de dépasser ces catégories et ces
esthétiques contemporaines. Ce trio compte en effet Pierre Borel au saxophone alto, Hannes Lingens aux percussions, et Derek Shirley à l’électronique, soit trois personnes que j’ai
entendu dans des projets aussi divers que des créations free bop, des reprises
d’Ornette Coleman et d’Anthony Braxton, des improvisations avec des membres
d’insubordinations, et des réalisations de partitions de Philip Corner ou du
collectif Wandelweiser.
Et ici, Obliq propose deux pièces de vingt minutes chacune,
deux pièces minimales qui dépassent justement le réductionnisme d’une certaine
manière. Il s’agit aussi de deux pièces très axées sur le timbre, mais deux
pièces très structurées et beaucoup plus minimalistes et radicales que ce que
peuvent proposer la plupart des musiciens affiliés au réductionnisme. En deux
mots, peut-être est-ce seulement du réductionnisme teinté de Wandelweiser, mais
c’est tout de même une voie nouvelle et intéressante qui est exploitée ici. La
première pièce proposée est basée sur une sinusoïde très basse accordée avec
une peau frottée qui produit des battements microtonaux. On entend par moment
Pierre Borel qui intervient de manière discrète avec des notes médiums et
pures. La seconde pièce joue sur des fréquences plus aigues entre le saxophone
et l’électronique cette fois avec des interventions espacées des percussions.
Il s’agit en tout cas de deux pièces très calmes, proches du silence, toutes en
continuité et en linéarité, deux pièces poétiques et immersives qui nous
plongent dans un univers sonore délicat, sensible, liquide et vaporeux, qui
nous font suivre un fil ténu mais beau, qui nous plongent dans un monde sonore
envoutant et berçant.