Anja Lauvdal & Heida Johannesdottir Mobeck

SRAP - K.O. (Va Fongool, 2013)
Skrap est un duo de deux jeunes musiciennes norvégiennes : Anja Lauvdal au synthétiseur Korg MS-10 et Heida Karine Johannesdóttir Mobeck au tuba. Leur musique oscille constamment entre l'electronica pour les couleurs mielleuses, le post-rock et le sludge pour les mélodies sombres et lentes, la noise glitch et lo-fi pour les aspects industriels, artisanaux et archaïques, et l'eai pour les formes déstructurées et spontanées.

K.O est une suite de quinze miniatures (chaque titre dure en moyenne deux minutes) décalées et surprenantes. Et le plus surprenant dans ce duo, c'est certainement le tuba qui, après avoir été modifié par de nombreuses pédales, ne se distingue plus que difficilement du synthétiseur analogique d'Anja Lauvdal. Quinze pièces étonnantes et déroutantes de synthèses sonores comiques et sombres en même temps, absurdes et pesantes à la fois.

Le duo est intéressant pour son côté osé et aventureux, mais manque souvent de mise en forme ou de consistance. On dirait plus une maquette de bon augure qu'un disque fini en somme.

MUMMU - Mitt Ferieparadis (Va Fongool, 2013)
Mummu est cette fois un quintet qui réunit les membres de Skrap et de Ich Bin N!ntendo, soit : Anja Lauvdal au synthétiseur Korg MS-10 et Heida Karine Johannesdóttir Mobeck au tuba, et Christian Skår Winther à la guitare électrique, Magnus Skavhaug Nergaard à la basse électrique, Joakim Heibø Johansen à la batterie. 

Sur ce court 45 tours de quinze minutes, trois pièces sont proposées. On ressent plus l'influence du premier duo sur la première piste avec un morceau explorateur qui va sur des territoires abstraits, fréquences basses et larsens et bruits en tout genre. Puis sur les deux pistes suivantes, c'est le côté punk hardcore du trio Ich Bin N!ntendo qui revient sur le devant, accompagné des excursions improvisées de Skrap. Un joyeux foutoire où tout le mélange se fait avec équilibre et finesse, un foutoire plein d'énergie avec des riffs lourds et gras, accompagnés d'une batterie puissante et des deux aventurières du tuba et du synthé qui donne davantage de profondeur à cette formation à tendance noise-rock et grind improvisé. 

Une musique parfaite pour boire de la bière dans un squat dégueulasse en compagnie des hipsters de votre ville. 

EVA-MARIA HOUBEN

Eva-Maria Houben, membre du collectif Wandelweiser, a lancé son propre label au début de l'année, qui comporte déjà onze disques, presque tous composés par Houben elle-même. Je ne mettrai pas d'images pour ces disques, car ils sont tous identiques à la photo ci-dessus, un design simple, épuré et minimaliste à l'image de Wandelweiser. Je ne les ai pas tous écoutés, mais il y a beaucoup de compositions pour orgue, beaucoup de collaborations avec Bileam Kümper, et bien sûr beaucoup de silences et une forte présence de l’environnement extérieur. Cinq exemples des compositions de cette excellente organiste :

  chords est une pièce pour orgue composée et réalisée en 2013, en l'église St Marien à Witten, par Eva-Maria Houben elle-même.
  Une pièce étrange, longue et monotone, qui est loin d'être ma préférée de cette série. La construction est simple : un silence de deux secondes, un accord de la même durée, puis une autre pause, un accord différent de la même durée toujours - et ainsi de suite durant cinquante-cinq minutes. Il n'y a pas de progression harmonique ou tonale, ni de changement de rythme ou de tempo, le rythme est réduit à sa plus pure simplicité (les accords sont très proches d'une respiration). Eva-Maria Houben joue surtout sur les textures et les attaques des accords, et sur leur lien avec l'intensité. Comment telle hauteur, telle attaque, ou telle tessiture produit-elle telle forme d'intensité, selon ses modes d’apparition et de disparition ? Un disque plein de variations trop légères et subtiles par rapport à la diversité des accords pour créer de la tension, je suis peut-être passer à côté mais j'ai eu du mal à accrocher et l'ai trouvé un peu trop formel.
[informations, présentation & extraits: http://www.diafani.de/?product=chords-cd]

  Sur yosemite (ensemble), comme le titre le laisse entendre, l'effectif est cette fois beaucoup plus large pour cette pièce composée en 2007 par Eva-Maria Houben : Evelyn Teuwen à la flûte, Sebastian Jeuck au saxophone, Frank Söte à la clarinette, Peter Springer au trombone, Alexander Fox aux percussions, Rommel Ayoub et Charlotte Jonigkeit aux violons, Bileam Kümper à l'alto, Anna Pätsch au violoncelle et Matthias Bernsmann à la contrebasse.
  Il s'agit là de cinq courtes pièces réalisées avec un magnifique bruit de fond sur lequel des accords se succèdent selon leur nature (instrumentale) ou leur tessiture : les vents d'un côté, les cordes de l'autre, les graves d'un côté (timbales, contrebasse, trombone), et les aigus de l'autre (violon, flûte, cymbale frottée). Le dialogue entre chaque bloc et l'environnement (extrêmement bien choisi et envoutant) forme un tout harmonieux et cohérent, subtil et très bien construit. Tout est bien équilibré entre les bruits, les familles d'instruments, les tessitures, les notes, les accords. Une construction simple mais qui se révèle très riche et surprenante : une réalisation pleine de sensibilité et de fragilité pour une excellente composition.
   On trouve également sur ce disque deux pièces composées la même année par Eva-Maria Houben et intitulées duo I - duo II (var.). Comme dans beaucoup d’œuvres de Houben, cette composition s'intéresse particulièrement à l'apparition et à la disparition des sons, ainsi qu'au silence qui leur est lié. Deux approches (réalisées par EMH à la cymbale puis à l'harmonium et Bileam Kümper aux sons électroacoustiques puis au tuba) permettent ici de mettre l'accent sur ces phénomènes aussi musicaux que sonores : une succession de vagues sonores toujours identiques et toujours différentes (la même cymbale frottée durant cinq à dix secondes et accompagnée d'un léger bruit rose discret), entrecoupées de silences égaux. Puis, sur la deuxième partie, des longues notes continues à l'harmonium, qui arrivent par vague aussi, et trois interventions très brèves et fortes du tuba sur les sept minutes de cette partie. Deux pièces également simples mais qui révèlent toute la richesse de chaque son, dès lors qu'on est sensible à leur durée, mais aussi aux conditions de leur existence (apparition, durée et disparition). Recommandé.
[informations & extraits: http://www.diafani.de/?product=yosemite-duo-i-duo-ii-cd]

  atmen 1 / 2 est une pièce en deux parties, réalisée en 2010 par Eva-Maria Houben (orgue) et Bileam Kümper (viole d'amour, tuba) en l'église St. Thomas Morus à Krefeld (Allemagne). La première partie est un remarquable duo assez court (une dizaine de minutes) composé de longues notes continues, seules, ou par groupes, à l'orgue, et quelques notes assez courtes dispersées au tuba. Les vents se confondent et s'assemblent en un univers riche et uni, forment des blocs compacts mouvementés par des micro-variations. Très beau duo. La suite est encore plus remarquable, durant environ quarante-cinq minutes, Houben & Kümper explorent les aspects primitifs de leurs instruments : la première ne produit que des vagues de souffles, et le second érafle ses cordes de manière à ne produire que quelques harmoniques de temps à autres (j'imagine que c'est la résonance des cordes sympathiques), mais surtout à ne produire que des hauteurs indéterminées faites des crins sur les boyaux recouverts d'aluminium, ou sur le corps de la viole. Seules ou en duo, les vagues de sons primitifs et abstraits apparaissent et disparaissent de manière assez régulière et organique, sur fond d'un souffle continu. Une œuvre très minimaliste et abstraite, encore toute en sensibilité et en fragilité, qui met cette fois l'accent sur les différences et les ressemblances entre le bruit et les notes, et sur les possibilités de les réconcilier en les utilisant de la même manière. Une pièce remarquable, vivement conseillée.
[informations & extraits: http://www.diafani.de/?product=atmen-1-atmen-2-cd]

  unda maris est une longue pièce de 2013 pour orgue seul, réalisée par Eva-Maria Houben en l'église St. Marian à Witten (Allemagne). Il s'agit cette fois d'une longue traversée épique d'une seule note, d'une seule respiration sans fin. Car seule une note basse est entendue de manière continue et ininterrompue durant ces 75 minutes. Plus précisément, il ne s'agit pas réellement d'un orgue, mais de l'enregistrement d'un orgue. EMH semble appliquer ensuite quelques filtres à cette note, des filtres légers qui révèlent les variations subtiles et riches de l'orgue, des filtres qui composent une mélodie d'harmonique ultra-minimale et lente. unda maris est un hommage ultime à l'orgue, dans la mesure où assez de confiance lui est accordé pour produire 75 minutes de musique avec une seule de ses notes. Cette espèce de drone rend ainsi un hommage grandiose à l'orgue en révélant et en explorant la richesse d'un seul de ses sons, une seule note qui par ses subtiles déclinaisons et sa richesse harmonique peut produire 1h15 de musique.
  Une pièce magistrale et envoûtante, sensible et riche. Une plongée épique dans un son unique et organique : vivement conseillé.
[informations & extrait: http://www.diafani.de/?product=unda-maris-cd]

  landscapes est une œuvre de 2012, composée de quatre parties et réalisée par Eva-Maria Houben (orgue, bar chime) et Bileam Kümper (tuba, viole d'amour), à partir de field-recordings réalisés par les deux musiciens, et de leurs interventions instrumentales. Sur la première partie, on peut entendre les enregistrements d'une gare avec ses trains, des enregistrements au sein desquels EMH s'immerge et sur lesquels elle propose une partie d'orgue à peine audible. Le but de chacune de ces pièces est l'intégration de la musique et des instruments à l'environnement sonore extérieur, une intégration qui permet également une nouvelle perception des bruits ambiants. Avec cette première partie, l'immersion est totale, radicale, et même avec la plus grande attention, on se demande tout le temps si l'orgue est réellement présent, dispositif qui met en place une écoute très active des bruits. De loin la partie que je préfère. Car sur les autres, il s'agit plus d'un dialogue que d'une immersion, des dialogues entre le tuba et le vent, entre la viole d'amour et un escalier, ou entre un bar chime et un balcon, dialogues où la tension est plus faible même si la composition/réalisation est très sensible.
  Une proposition assez intéressante sur les relations entre la musique et son environnement, qui active une perception très active chez l'auditeur comme chez les musiciens. Le seul dommage : les espèces d'effets "vocoder" sur le troisième enregistrement, qui viennent vraiment gâcher toute la poésie et la sensibilité du reste de cette œuvre. Pas mal en somme.
[informations & extraits: http://www.diafani.de/?product=landscapes-cd]

Daniel Menche & Anla Courtis - Yagua Ovy [LP]

DANIEL MENCHE & ANLA COURTIS - yagua ovy (MIE, 2011)
Daniel Menche est un artiste sonore largement reconnu dans le monde de la noise et de l'impro, mais qui n'enregistre malheureusement pas si régulièrement avec d'autres musiciens. C'est avec plaisir donc que je découvre yagua ovy, où l'artiste américain collabore avec le guitariste expérimental argentin Anla Courtis. Le premier est crédité à la guitare et aux boîtes de conserve, alors que son compagnon utilise des sources non moins incongrues, tels de la neige et des cailloux.

Comme la plupart des disques de Daniel Menche, yagua ovy est extrêmement structuré et cohérent, dans la mesure aussi où les deux faces se répondent de manière symétrique. Si on peut distinguer la poudreuse et le craquement de la neige au début, ainsi que quelques cordes épurées qui imitent un loup, la pièce dérive ensuite lentement, progressivement et surement vers une masse sonore de plus en plus dense, abstraite et saturée. Cette première face semble mettre en scène tout un processus de construction sonore et d'abstraction. Un crescendo intense où les sources, les repères et l'imaginaire qui leur est lié, sont vite recouverts par le magma sonore final, un magma dense et intense qui agit avec force sur les émotions.

De manière similaire, l'élément principal de la seconde pièce semble être le procès même de construction sonore. Comment, à partir de tels matériaux (une guitare et des cailloux ici), parvenir à construire une masse sonore qui ne laisse pas l'auditeur indemne, mais sans l'agresser ? Car Daniel Menche et Anla Courtis savent où ils vont, et nous y emmènent aussi doucement que surement. La prise d'assaut n'en est que plus forte : on assiste progressivement à la destruction, par la saturation et l'abstraction, du matériau initial, sans ne rien pouvoir faire, et tout en s'en délectant lâchement.

On se délecte de ce procès car le phénomène de destruction est avant tout la construction d'un monde sonore dense, puissant, massif (comme sait si bien le faire Daniel Menche) et personnel. Un monde dur, fort, envoûtant et cohérent, qui attise les émotions. Recommandé.


Paura - The Construction of Fear

PAURA - The Construction of Fear (Creative Sources, 2008)
Paura est un projet initié par le saxophoniste brésilien Alipio C. Neto (soprano & ténor), et composé des musiciens Dennis González (trompette & voix), Ernesto Rodrigues (violon alto), Guilherme Rodrigues (violoncelle & radio), et Mark Sanders (batterie). Des musiciens qui viennent autant des musiques improvisées réactives et du free jazz que de la frange réductionniste en somme. Et c'est un choix judicieux car le but de Paura semble bien être de concilier ou de confronter ces tendances.

Sur la première piste, durant 17 minutes, le quintet propose une improvisation très énergique et réactive. Une longue pièce où les musiciens se répondent sans relâche avec des phrases courtes, souvent fortes et brusques, à la manière des improvisations collectives et réactives propres aux années 2000. C'est sur la deuxième piste (qui dure 37 minutes) que la tentative de conciliation apparaît le plus clairement. La première moitié est constituée d'une nappe sonore homogène où se superposent les souffles des vents, les cordes et les toms caressés, ainsi que les fréquences radio. Petit à petit, la nappe s'épaissit et se disloque, les voix se distinguent jusqu'au superbe finale où les phrasés mélodiques des vents se superposent aux accords lisses et dissonants des cordes, tandis que Sanders tente tant bien que mal de faire la jonction entre les deux univers. Une excellente improvisation où les esthétiques de chacun se rejoignent de manière cohérente et égalitaire.

The construction of fear se conclut sur une courte improvisation non-idiomatique de 10 minutes où l'intérêt est également porté sur l'exploration des textures, l'interaction et la réactivité, l'intensité des volumes, des rythmes et des attaques, tout comme la tension propre aux timbres. Trois bons exemple d'improvisation libre qui offrent un large éventail des esthétiques propres aux années 2000. Une belle rencontre entre chacune d'elle, où chaque musicien prend le risque d'explorer le territoire des autres, et joue le jeu avec talent. Conseillé.

Aaron Dilloway + Miguel Garcia

AARON DILLOWAY - Corpse on Horseback (Ergot, 2013)
Au départ, Corpse on Horseback était une cassette aujourd'hui épuisée, mais heureusement rééditée en 45 tours par le nouveau label Ergot (après un passage sur CD-R en 2005 sur Chonditric).

Des bandes, toujours des bandes. Avec Aaron Dilloway, les méthodes sont aussi rudimentaires que le résultat est réjouissant. Des bandes corrosives à base de déchets mises en boucles, de très courts cycles d'une à deux secondes. Tout commence avec une boucle, puis deux, trois, etc., des boucles qui deviennent de plus en plus saturées, denses, et intenses. Sur les deux pistes, Aaron Dilloway superpose des boucles les unes sur les autres, sans jamais en retirer. Un crescendo où le son devient à chaque minute de plus en plus agressif, dense et massif. Ça paraît simpliste comme forme, mais le plus impressionnant est surtout la précision et la minutie avec lesquelles ces boucles se superposent, une précision héritée des techniques de calquage plus que de collage. En plus, la spatialisation du son donne l'impression d'être pris dans un étau, une impression forte et persistante. Puissant.

AARON DILLOWAY - Infinite Lucifer (Hanson, 2013)
Même si sa musique est construite quasiment de la même façon sur chacun de ses travaux en solo, Aaron Dilloway reste un musicien qui m'impressionne toujours énormément. Je me répète beaucoup quand je parle de lui, car je le répète encore, c'est un musicien qui se répète et joue sur les répétitions. Infinite Lucifer, une pièce de douze minutes (initialement paru sur un vinyle une face aujourd'hui épuisé mais réédité en version gratuite sur le bandcamp de Dilloway), se démarque seulement par son aspect plus solennel et dramatique que d'habitude, par sa construction en ruptures, ainsi que par l'utilisation d'un synthétiseur. Je ne me répèterai pas sur l'utilisation des bandes magnétiques, sur les boucles et les collages. Je répète seulement qu'Aaron Dilloway défonce: écoutez, c'est gratuit et ça ne dure pas longtemps. Je répète: Aaron Dilloway tue.

[informations & téléchargement: http://hansonrecords.bandcamp.com/album/infinite-lucifer)

MIGUEL A. GARCIA - one perjury (for murayama) (homophoni, 2013)
MIGUEL A. GARCIA - one perjury (for coccyx) (homophoni, 2013)
one perjury est une suite de deux pièces dédicacées l'une à Seijiro Murayama, et l'autre à Miguel Prado, publiées en téléchargement gratuit sur le netlabel homophoni. Deux pièces composées et assemblées par Miguel A. Garcia (aussi connu sous le nom de Xedh). Deux pièces assez linéaires où radios, sinusoïdes et petits bruits toujours assez minimalistes dialoguent avec des matériels additionnels des dédicataires (les râles et la caisse claire de Murayama, la guitare épurée de Miguel Prado). On dirait une sorte de dialogue imaginaire avec les dédicataires, un dialogue fantasmé ou désiré par Miguel A. Garcia qui tente en même temps de créer et leur univers, et une réponse personnelle à leur musique. Deux pièces courtes, minimalistes et légères, mais cependant la construction est solide, chaque évènement semble placé où il faut, et chaque univers (j'entends ceux de Murayama et Prado) est bien retranscris. Cohérent, riche et personnel: du bon travail.

(informations & téléchargement: http://homophoni.com/homo056.html et
http://www.homophoni.com/homo057.html)

ZED - Etoiles Mortes

ZED - Etoiles Mortes (autoproduction, 2013)
Pour ce nouvel opus publié en version digitale gratuite par les soins de Boubaker, le trio ZED s'est transformé en un quartet plutôt intéressant pour sa nouvelle instrumentation. Heddy Boubaker a quitté ses anches pour la basse électrique et le monotron, et c'est Florian Nastorg qui prend sa place aux saxophones alto et baryton. On trouve également à leurs côtés Frédéric Vaudaux à la batterie, et Arnaud Courcelle à l'accordéon, ce qui n'est pas sans donner une couleur très rafraîchissante à ce quartet de free jazz.

Car la musique de ZED est très proche du free, par sa puissance, sa vélocité, son énergie, sa densité et son intensité. Du free jazz, teinté de punk, de rock et de noise par la présence du bassiste Heddy Boubaker, où les improvisations sont collectives, massives et égalitaires. Au sein des musiques improvisées, deux tendances sont apparues au cours des trente dernières années, une tendance noise qui cherchait surtout à retrouver la puissance initiale du free, et une tendance réductionniste qui se concentrait plus sur l'exploration systématique du timbre afin de renouveler les formes de l'improvisation. La première solution est abordée ici avec une basse lourde, grasse et saturée, ainsi qu'avec une section rythmique généralement très puissante.Mais ce disque est surtout frais grâce aux couleurs apportées par Arnaud Courcelle. L'aspect punk-noise ultra puissant se trouve ainsi très bien équilibré par les riches touches mélodiques et polyphoniques de l'accordéon (même quand il est joué en mode cluster).

Du free jazz puissant, neuf, intense et énergique. Conseillé.

[informations & téléchargement: http://heddyboubaker.bandcamp.com/album/etoiles-mortes-2]

FRANCISCO LOPEZ/LUCA SIGURTA - Erm

FRANCISCO LOPEZ/LUCA SIGURTA - Erm (Frattonove, 2013)
Erm est un split qui propose deux pièces de deux artistes différents (Francisco López et Luca Sigurtà), deux pièces électroacoustiques composées à partir du même matériau sonore initial. Le premier compositeur est un artiste sonore espagnol surtout célèbre depuis de nombreuses années pour ses compositions en solo tandis que le jeune compositeur italien est connu aussi pour son travail en solo sur le bruit et le silence mais également pour sa participation au projet Harshcore.

Avec Untitled #294, Francisco Lopez compose une pièce d'environ trente minutes en plusieurs séquences. Chaque séquence s'intéresse à des sons particuliers, et tous les paramètres sont calculés avec minutie (hauteurs, couleurs, volume, durée, attaque, etc.). Je préfère parler de séquences plutôt que de mouvements ou de parties car il y a une ambiance très visuelle et/ou cinématographique tout au long de cette pièce. Chaque construction sonore développe des atmosphères singulières avec des cycles rythmiques et une imbrication de textures minutieux. Francisco Lopez peint des paysages sonores de manière narrative, des paysages souvent sombres, avec leurs ruptures et leur continuité, avec leur calme ou leur violence, etc. Un travail assez profond et minutieux sur le son, la narration et les émotions qu'ils engendrent.

Assez paradoxalement, si le travail de Luca Sigurtà sur ce même matériau est moins narratif, il n'en est pas moins linéaire pour autant. Le jeune compositeur italien s'intéresse plus aux durées étirées, aux progressions minimalistes, ainsi qu'au drone, avec sa composition intitulée Eaves. En vingt minutes, Luca Sigurtà propose un assez beau travail également minutieux sur l'étirement du des formes et la continuité entre les sons. L'approche plus linéaire, sans rupture, n'en est que plus envoûtante, surtout que des micro-mouvements et des évolutions sensibles sont omniprésentes tout au long de chaque séquence.

Un beau split qui présente deux manières singulières, profondes et minutieuses d'aborder et de travailler un même matériau sonore, en deux compositions électroacoustiques bercées d'ambiances cinématographiques fantastiques et sombres.

(informations & extraits: http://fratto9.bandcamp.com/album/francisco-lopez-luca-sigurt-erm)

pizMO - blst

PIZMO - blst (Fibrr, 2013)
pizMO est un trio qui a débuté il y a maintenant une dizaine d'années, s'est interrompu en 2003, pour reprendre du service en 2012 avec Christophe Havard, Jérôme Joy et Julien Ottavi à l'électronique et aux ordinateurs. Je 'avais pas entendu la première formation avec Yannick Dauby à la place de Christophe Havard, mais j'espère que celle-ci sera moins éphémère, car elle vaut vraiment le détour. J'ai pu les voir il y a quelques jours dans une petite salle de verre et de carrelage (avec quelques tapis pour atténuer), et ces assauts soniques par vagues restent une "expérience d'écoute" plutôt mémorable.

Sur blst, la même sensation d'avoir affaire à un micro-organisme sonique et bruitiste. Car pizMO évolue selon des règles que l'on ne comprend pas tout le temps ou auxquelles on ne s'attend pas. La forme semble dictée par la "prise de risque" dont parle Karkowski. Si Jérôme Joy utilise un logiciel hi-tech pour faire une nappe sonore lisse, brillante et continue, Christophe Havard s'emploiera à produire des larsens à la limite du supportable, sous forme de ruptures discontinues, tandis que Julien Ottavi prendra un malin plaisir à réutiliser des matériaux de récupération avec des techniques apparentées au lo-fi. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres, car pizMO joue sur les effets de surprise, sur la déconstruction et les prises de risque. Tout est affaire de contrastes et de ruptures, de reliefs et d'assauts. Opposition des textures et des couleurs, contrastes d'intensité, dialogue entre le continu et le discontinu, opposition des techniques de production sonore, entre le grave et l'aigu, le sale et le propre, la violence et le calme, etc.

Voilà pourquoi pizMO ressemble à un micro-organisme, car le trio agit selon ses règles propres, des règles auxquelles nous ne sommes pas habitués et qui produisent des "expériences d'écoute" surprenantes. blst ressemble à une fourmilière bruitiste aux mouvements incessants, des mouvements continus et des soubresauts inattendus, des mouvements qui jouent sur la surprise et les seuils de tolérance, ainsi que sur les contrastes et les oppositions internes. Recommandé.

Bertrand Gauguet - The Torn Map

BERTRAND GAUGUET - The Torn Map (Ear Training, 2013)
Bertrand Gauguet est principalement connu dans les musiques improvisées en tant que saxophoniste (alto & soprano), un très bon improvisateur sensible à l'acoustique en général (tant aux couleurs qu'à l'amplification et à la spatialisation). Mais parallèlement à cette activité instrumentale, Bertrand Gauguet compose également depuis 2000 des musiques électroniques en collaboration avec d'autres artistes, souvent extérieurs à la musique (chorégraphes, plasticiens, vidéastes, etc.).

The Torn Map est ma première rencontre je crois avec cette autre facette de Bertrand Gauguet. Aux premiers abords, ce n'est pas l'influence instrumentale qui frappe, mais plutôt celle des autre médias pour lesquels Gauguet compose généralement des musiques électroniques. On ressent régulièrement un manque de suffisance et de consistance, comme pour beaucoup des musiques composées pour d'autres médias, qui n'arrivent pas à se suffire sans le support de ces derniers. Les six pièces de ce disque paraissent dialoguer avec d'autres pratiques (danse, théâtre, vidéos, radio, etc.) qu'on ne voit pas, comme si ces pièces étaient les supports d'une performance inexistante, et le manque se fait ressentir malheureusement.

Ensuite, au-delà de cet aspect insuffisant (au sens où la musique ne paraît pas se suffire à elle-même et manquer d'autonomie), différents aspects sont intéressants. Comme dans sa pratique d'improvisateur-instrumentiste, Bertrand Gauguet s'intéresse ici à la spatialisation du son. A travers la texture, la durée et l'intensité du son, Bertrand Gauguet agit avec le son de manière plastique et/ou tactile, il agit sur le son comme sur une donnée spatiale et visuelle. La structure et les formes de ces compositions sont intéressantes à ce niveau, mais reste le contenu sonore en tant que tel, la matière sonore assez banale, qui me laisse plutôt indifférent...

(je parlais de six pièces, mais sept sont répertoriées, la septième étant seulement un titre qui n'existe pas sur le disque, une participation au projet de Matthieu Saladin intitulé there's a riot goin on)
YONG YANDSEN - Disillusion (Doubtful Sounds, 2013)
Yong Yandsen est un ancien guitariste malaisien converti depuis plusieurs années au saxophone, notamment au sein du groupe Klangmutationen. Avec Disillusion, il nous livre son premier disque solo, sept improvisations fondamentalement inspirées par Albert Ayler. 

D'habitude, j'évite au maximum les comparaisons, mais ici, je ne vois pas comment faire autrement tellement la ressemblance est forte. Yong Yandsen hurle dans son ténor avec la même incandescence, la même puissance, le même feu et la même passion qu'Ayler. Les mêmes mélodies simples basées sur trois notes et des accents rythmiques hérités des fanfares et marches militaires, mais chantés avec un lyrisme enragé et une puissance incroyable. La seule chose qui sépare Yandsen d'Albert Ayler, et qui n'est pas la moindre, c'est l'absence de spiritualité. 

Et voilà, vous n'avez plus qu'à imaginer un solo d'Ayler, en moins mélodique peut-être car il n'y a pas de thèmes à proprement parler (mais quelques citations d'Ayler), et plus radical, et vous pourrez vous faire une idée de Disillusion. Une suite d'improvisations brûlantes et écorchées, axées sur a recherche constante d'une puissance et d'une intensité maximales. Même si Yong Yandsen peut être mélodique et rythmique, le saxophoniste rentre tout de suite dans le vif: sa musique est brute, sans concession, directe.

Un solo qui n'a pas grand chose d'original, mais d'une telle puissance qu'il reste marquant. Un pur solo de sax ténor post-Ayler qui comblera les fans du free jazz le plus intense et radical.

(informations, présentation & extraits: http://doubtfulsounds.info/doubt10.html)

PALI MEURSAULT - Offset
(Doubtful Sounds/Universinternational, 2013)
Offset est une série de pièces composées par Pali Meursault à partir de field-recordings d'ateliers d'imprimerie. La première face de ce vinyle est consacrée aux matières musicales des presses, à leurs "cycles" rythmiques notamment, alors que la seconde face s'intéresse plutôt aux "flux" mois évidents des machines, aux sons continus plus implicites.

Tout commence donc avec des pièces très rythmiques, des rythmiques lourdes, grasses et métalliques, proches de l'indus évidemment, mais aussi du rap ou de l'électro. On imaginerait sans peine Dälek ou Blixa Bargeld poser leurs voix sur ces instrus. Avec ces compositions électroacoustiques à moitié techno, et à moitié musiques concrète, Pali Meursault semble mettre en avant l'influence déterminante du monde industriel sur la musique. C'est lourd, puissant et violent comme j'aime.

C'est avec la deuxième face que tout se corse. Les phénomènes sonores continus des ateliers d'imprimerie sont des cycles répétitifs et interminables ainsi que des bruits ambiants qui s'oublient avec l'habitude. Des bruits blancs médians qui font partie des phénomènes les plus aliénants du monde industriel, un peu comme si nous percevions en permanence une neige télévisuelle sans nous en apercevoir consciemment (ce qui est le cas de la pollution sonore métropolitaine). Pali Meursault explore ici des phénomènes sonores riches et complexes qui mettent cette fois en avant les propriétés psychoacoustiques et aliénantes d'un certain monde sonore et machinique, un monde extrêmement répétitif et insidieux. 

Très belle lecture en somme des ateliers d'imprimerie: une interprétation riche et singulière des aspects musicaux et psychologiques du monde industriel. Conseillé. 

(informations, présentation & extraits: http://doubtfulsounds.info/doubt11.html)

Stefan Thut & Johnny Chang - two strings and boxes

STEFAN THUT/JOHNNY CHANG - two strings and boxes (Flexion, 2013)
Quand on pense au collectif Wandelweiser, on pense encore souvent à Beuger, Frey, Pisaro et Werder, mais Stefan Thut n'est pas un nom qui revient si souvent (trop peu à mon goût en tout cas), alors qu'il fait partie des compositeurs les plus radicaux de Wandelweiser pourtant. A mon sens, ses compositions, et surtout leurs réalisations par lui-même, font parties des plus sensibles, radicales et intéressantes du collectif, comme peut le montrer encore ce disque, enregistrement live d'une de ses compositions.

Avec two strings and boxes, réalisée par Stefan Thut et Johnny Chang à la cithare et une boîte en carton, le compositeur continue son travail sur la répétition et les variations microtonales, sur la lenteur du mouvement, et l'absence de distinction entre le son et l'environnement. La matière instrumentale est extrêmement réduite et minimale: deux cordes frottées par un e-bow, plus la résonance d'une boîte. Il y a donc trois éléments: les notes de la cithare, les sons des boîtes, et l'environnement qui peut être considéré soit comme du bruit soit comme un silence vivant et dynamique, selon les auditeurs. Mais ces trois éléments parviennent à se fondre les uns dans les autres, à intégrer un flux ou une durée qui semblent préexistants à la réalisation de l'oeuvre. Tout est joué de manière sensible, faible et continue, chaque élément est maintenu et semble vouloir se fondre dans la musique et son environnement plutôt que d'en émerger.

La lenteur des progressions, la monotonie des répétitions, le minimalisme des variations s'accordent parfaitement avec la temporalité extérieure et naturelle. Avec cette réalisation, ce n'est pas seulement la hiérarchie entre les voix et l'ego des musiciens qui sont annihilés, c'est également la supériorité de l'art et de l'homme sur la nature. Tout semble être mis en oeuvre pour réintégrer la temporalité naturelle, rien n'est fait pour la dominer et l'asservir. Il y a une sorte de passivité qui peut sembler austère, froide et ennuyeuse, mais ce sont la précision, l'attention à l'environnement extrêmement sensible, ainsi que la radicalité avec lesquelles cette pièce est réalisée qui font de cette captation un grand disque.

Si l'asservissement à l'extérieur et à l'environnement semble passif et austère, la radicalité avec laquelle il est observé parvient à dépasser ces inconvénients et fait de cette performance un moment unique et beau où auditeurs comme musiciens peuvent se retrouver connectés au cosmos. Hautement recommandé.

David Papapostolou - contrastes (dispositifs d'écoute; c'est moi qui souligne)

DAVID PAPAPOSTOLOU - contrastes (dispositifs d'écoute; c'est moi qui souligne) (winds measure, 2013)
David Papapostolou est un jeune compositeur et saxophoniste basé sur Londres, autre terroir de la musique expérimentale. C'est la première fois avec contrastes que j'entends le travail de cet artiste, et je suis plutôt réjoui par cette découverte à vrai dire. Sur ces trois pièces de 13"49' chacune, il n'y a ni saxophone ni instrument, mais juste une prise de son, des sinusoïdes, et du silence.

En fait, sur chaque pièce, c'est la même prise de son que nous entendons, un field-recording qui semble provenir du fond d'un silo où l'on entend seulement la répercussion de l'air sur les parois, quelques bruits métalliques et industriels, ainsi que l'émergence parfois de sons naturels (corneille) ou citadins (sirènes). Bien sûr, ces pièces mettent en avant des contrastes comme leur titre l'indique, les contrastes entre le bruit, les sons et le silence, mais c'est avant tout un excellent "dispositif d'écoute" (sous-titre de ces pièces) qui permet et génère la perception de ces contrastes.

L'expression "sculpture sonore" paraît être la plus appropriée pour qualifier ce dispositif. Car sur ces pièces David Papapostolou taille littéralement des blocs de sons, de bruits et de silence. Si la prise de son initiale est monotone, grise et linéaire, l'insertion des silences et l'ajout de sinusoïdes produisent des contrastes inattendus, des reliefs insoupçonnés, qui modifient sensiblement notre perception du field-recording ( de ses couleurs et de sa durée). Le silence et les sinusoïdes sont purs, bruts, numériques, et contrastent fortement avec l'aspect organique du field-recording. Mais ce dernier est linéaire, et n'a pas de durée, ce qui contraste également avec la durée définie des silences et des sinusoïdes. Ces derniers sont comme le geste qui sculpte, grave, peint, incise, fait des saillies et des reliefs, dans la prise de son. Tandis que l'outil n'est rien d'autre que la durée des gestes, car c'est le temps qui fait percevoir chacune de ces actions comme un voile ou une loupe, comme une gravure ou un relief. La durée de chaque élément (silence, sinusoïde) modifie la perception du field-recording initial, et du temps lui-même, c'est tout le dispositif qui modifie la perception et dépeint autant d'ombres, de couleurs, de saillies et de reliefs nouveaux à chaque écoute.

Trois pièces qui sont comme trois sculptures d'un même matériau, trois installations qui apportent chacune leurs couleurs respectives. Le dispositif et la méthode de composition sont sensibles (littéralement sensibles, au sens où ils agissent directement sur la perception, la modifie et la sculpte), et intelligents. Excellent travail sur le son et le silence où chacun acquiert une signification et un statut nouveaux, où chacun est dans une vraie situation de complémentarité et d'égalité. Recommandé.

[luciano maggiore]

LUCIANO MAGGIORE - Intersezioni di Vortici, Studi Ritmici e False Chimere (Senufo, 2012)
Premier disque solo de Luciano Maggiore après plusieurs CD-R et EP, en solo aussi, ou en compagnie de Francesco Brasini. Maggiore est également un collaborateur constant du  percussionniste Enrico Malatesta. Si Maggiore est surtout connu pour son intérêt pour les systèmes de diffusion complexe comme la quadriphonie et les sources statiques comme les walkmans, il s'agit ici d'une courte suite de dix miniatures pour synthétiseur analogique.

Sur cette suite, il n'est pas question de virtuosité et de démonstration de force, Luciano Maggiore se concentre principalement sur le déphasage des boucles. Chaque pièce explore une courte boucle analogique, un léger bug électrique avant de la déphaser progressivement. Les textures sont pauvres, austères et simples,  mais c'est le mouvement du son qui est intéressant ici. Maggiore propose dix séquences d'un évènement sonore analogique quelconque mis en mouvement. Comme autant d'études du rythme propre aux fréquences acoustiques. Des textures simples, mais une approche profonde et immersive du son, car Luciano Maggiore s'emploie ici à mettre en évidence ce qui ne l'est pas, le mouvement même des ondes dans l'air. Une suite qui demande de l'attention et une immersion complète, qui demande à vraiment rentrer dans chaque phénomène sonore comme dans un tableau. C'est parfois dur, mais ça en vaut le coup, car l'expérience est vraiment singulière.

[présentation & extraits: http://www.senufoeditions.com/wordpress/?page_id=577]

LUCIANO MAGGIORE - Yellow (Villa Romana, 2010)
45 tours publié par la Villa Romana, Yellow est une suite de quatre courtes pièces composées par Luciano Maggiore à l'occasion d'une installation sonore. Je ne connais rien de cette installation, hormis que ces quatre pièces ont été enregistrées dans le but d'être diffusées à travers un casque dans un lieu précis.

En elles-mêmes, ces pièces qui durent entre une et quatre minutes flirtent de très près avec la musique concrète. De nombreux objets sont frottés et le geste est également rendu par une spatialisation du son à travers la stéréo. Dans cette suite intense et sombre, presque oppressante par moments, Maggiore s'intéresse déjà à la diffusion du son dans l'espace, ou à l'espace comme structure temporelle. Car c'est le geste et le déplacement qui donne forme à la musique ici. Et non l'inverse.

Quant aux sons en eux-mêmes, c'est strident, oppressant, intense, extrêmement tendu, et Luciano Maggiore s'y plonge à corps perdu. Comme du polystyrène frotté, et enregistré de très très près, avec en arrière-plan des soubresauts granuleux. Une manipulation de bande assez jouissive en somme. De toute façon, il s'agit bien là d'un disque aussi court que réjouissant. Excellent travail.

[moremars]

PHILIP CORNER - Rocks can fall at any time (MoreMars, 2013)
Avec Rocks can fall at any time, le label grec moremars nous propose une collection de quatre pièces du compositeur zen, proche du minimalisme et ancien membre de Fluxus, Philip Corner. Quatre pièces historiques enregistrées sur vinyle entre 1972 et 1999.

La première face débute avec "Gong/Ear", une pièce pour cymbales suspendues balinaises. Il s'agit d'une improvisation assez chaotique qui dénote surtout une admiration totale pour l'instrumentarium balinais et tout particulièrement le gamelan. Beaucoup de places pour les résonances et une multitude d'attaques sont explorées durant cette performance accompagnée d'une danseuse.
La seconde pièce est une composition ouverte pour deux cymbales et un gong. Les deux petites sont continuellement frottées tandis que le gong sert à ponctuer cette lente méditation sur la résonance du métal. On retrouve encore une fois l'intérêt de Corner pour les instruments orientaux et la méditation bouddhiste. Une assez belle pièce très minimaliste, envoutante et profonde, notamment grâce à la régularité des ponctuations et des frottements de métaux en résonances, mais aussi grâce au caractère très aéré de cette pièce aux allures cosmiques. Ma préféré de ce disque.
La seconde face débute avec une performance privée intitulée "OM Duet" pour deux performers qui soufflent dans une bouteille ou une cruche. Tout se joue sur des micro-variations et le caractère habituellement inaudible de ces résonateurs pourtant communs.
Puis vient l'excellent "Satie's 2 Chords of the Rose+Croix... As a revelation". Une pièce basée sur un triton (Si/Fa) de Satie qui semble avoir profondément marqué Philip Corner. Ce dernier a retranscrit cet accord sur un vieil harmonium aux sonorités très mystérieuses et fantomatiques. Le triton est répété à intervalles assez espacés avec calme et douceur. Une pièce simple, calme, riche et touchante.

C'est une belle initiative de publier un LP de Philip Corner, aucun doute, surtout accompagné de notes du compositeur et d'extraits de ses partitions. Malheureusement, des enregistrements de meilleures qualités auraient été plus que bienvenus. Mais bon, il s'agit de performances inédites et qui présentent autant un intérêt musical qu'un intérêt historique, il ne va pas falloir chipoter donc.

[présentation, informations, chroniques & extrait: http://www.moremars.org/release-philip-corner-lp.html]

STYLIANOS TZIRITAS - A(r)mour (Moremars, 2013)
Stylianos Tziritas est un artiste grec underground comme on dit. Auteur de fanzines et d'articles musicaux, membres de groupes locaux, et compositeur. A(r)mour est son dernier projet solo à ce jour. Un court disque de vingt minutes (pour cinq morceaux) publié sur un mini CD-R. Sur ces cinq morceaux, la voix apparaît souvent, une voix type spoken-word qui est soit directement enregistrée, soit trouvée sur des bandes. Je ne comprends absolument rien au grec, mais ça parle apparemment de l'amour comme du sentiment fondamental qui traverse toutes les relations humaines. Ça paraît un peu naïf mais le ton n'y est pas. Car la voix comme la musique semblent directement influencées par l'indus et le power-eletronic. Seulement sur ces cinq pièces, Tziritas n'utilise pas constamment les larsens, la distorsion et la saturation, ni forcément les percussions en tôle, il s'agit plus d'une atmosphère industrielle, traversée par des éclats électroniques résiduelles, par une déshumanisation des voix (dont la seule émotion parait plus être l'indifférence ou la lassitude que l'amour). Une suite pas mal de noise un peu atmosphérique et ambient, teintée de spoken word. C'est original et personnel, l'ambiance est intime et les compositions plutôt fraîches, mais il y a parfois un manque de profondeur ou de consistance.

[informations, présentation, chroniques & extrait: http://www.moremars.org/release-stylianos-tziritas-armour.html]

[nobusiness]

EVAN PARKER/BARRY GUY/PAUL LYTTON - Live at Maya Recordings Festival (NoBusiness, 2013)
Voilà déjà plus de trente ans que le trio Parker/Guy/Lytton a débuté sa carrière et c'est certainement une des formations les plus renommées et célèbres de l'improvisation libre aujourd'hui. C'est donc tout naturellement que le contrebassiste Barry Guy a proposé à ce trio de jouer pour le vingtième anniversaire du label Maya (fondé par lui-même et sa compagne), un label surprenant spécialisé aussi bien dans le répertoire baroque que dans l'improvisation libre. Une performance encore une fois extraordinaire publiée en CD et vinyle par le label lituanien NoBusiness. 

On a déjà tout dit et tout écrit je pense sur ce trio et sur leur musique. Car depuis trente ans, leur musique n'a pas changé, mais étonnamment, elle n'a pas non plus pris une ride. Ici encore, sur les quatre improvisations enregistrées, une même musique fondée sur la singularité indépassable des voix, sur une interaction incroyable, ni homogène, ni hiérarchisée. La musique du trio Parker/Guy/Lytton est le développement perpétuel d'une même idée. Une idée explorée depuis trente ans et fondée avant tout sur le talent, l'énergie et la singularité de chacun des musiciens, autant d'éléments qui maintiennent en permanence la vie de cette formation.

Car trente ans après, Evan Parker, Barry Guy et Paul Lytton jouent toujours avec la même énergie, ils jouent encore avec une prolixité inouïe et une puissance renversante. Encore et toujours cette maîtrise parfaite du flux sonore, une maîtrise des variations de volume et de puissance gérée avec une tension toujours égale, une tension qui forme la cohérence du long flux de ce trio. Un flux qui dure ici une bonne heure, mais qui paraît parfois hors du temps, qui semble avoir commencé en des temps immémoriaux (en 1983 en fait) et dont la fin paraît improbable.

Des fois, j'ai l'impression que c'est l'absence de renouvellement qui fait la richesse de ce trio, un peu comme Coltrane répétant quotidiennement et inlassablement My Favorite Things. Le trio semble figée dans une certaine immobilité, mais une immobilité en perpétuel devenir, une immobilité sans fin, un flux musical et interactif incessant. Et toute l'énergie du trio semble concentrée dans cette fixité, comme s'il sculptait un marbre infini, un matériau qui n'est rien d'autre que la rencontre de ces trois voix.

[informations & extrait: http://nobusinessrecords.com/NBLP60-61.php]

QUAT QUARTET - Live at Hasselt (NoBusiness, 2013)
Sur le même label, deux musiciens légendaires de l'improvisation libre européenne paraissent simultanément au trio Parker/Guy/Lytton. Je pense à Paul Lovens (percussion) et Fred Van Hove (membre de l'autre trio mémorable: Brötzmann/Van Hove/Bennink) à l'accordéon et au piano, tous deux membres du Quat Quartet aux côtés de Martin Blume (percussion) et Els Vandeweyer (vibraphone).

Il s'agit ici de l'enregistrement live de quatre improvisations libres à l'instrumentation assez originale, puisqu'on peut compter deux percussionnistes, une vibraphoniste, et un pianiste (plus un peu d'accordéon). Si tous les instruments (hormis l'accordéon) de ce quartet peuvent avoir une fonction rythmique et/ou percussive, il ne s'agit pas pour autant d'improvisations très marquées par le rythme. Il s'agit également (comme pour le trio Parker/Guy/Lytton) d'un long flux ininterrompu où les voix s'assemblent sans se confondre. Des improvisations collectives non-idiomatiques assez typiques, qui manquent de tension et lassent assez vite je trouve. L'égalité des voix et des instruments, ainsi que l'absence de hiérarchie, forment ici une musique un peu trop monotone, toujours virtuose et prolixe, mais jamais très vivante. C'est toujours impressionnant de talent et de rapidité, une grande énergie est présente, mais le quartet ne semble pas vraiment maitriser les tensions, et la suite est un peu trop homogène et attendue. Un peu trop convenue à mon goût, et trop marquée par "l'esthétique non-idiomatique", la musique de ce quartet m'a vraiment semblé manquer de personnalité.

[informations & extraits: http://nobusinessrecords.com/NBCD54.php]

Rodrigo Amado's Motion Trio + Jeb Bishop - The Flame Alphabet

Rodrigo Amado's Motion Trio + Jeb Bishop - The Flame Alphabet (NotTwo, 2013)
Si je n'écoute plus beaucoup de free jazz à proprement parler, je dois quand même dire que le saxophoniste portugais Rodrigo Amado est un des derniers à encore retirer mon attention. Pour son énergie inépuisable d'un côté, et sa créativité ancrée dans la tradition du free noir-américain de l'autre. Avec The Flame Alphabet, Rodrigo Amado revient avec son invité préféré, le tromboniste chicagoan Jeb Bishop,  et son excellent trio composé d'une section rythmique singulière et puissante: Miguel Mira au violoncelle et Gabriel Ferrandini à la batterie.

Rodrigo Amado est un saxophoniste très énergique certes, mais qui sait aussi éviter les registres hurlants propres au free jazz, il ne s'agit pas d'un cri à proprement parler, mais d'une énergie pure, d'une vitalité inépuisable, une vitalité lyrique, Rodrigo Amado fait plus dans le chant que dans le cri si on doit rester dans le registre vocal, un chant puissant et organique, intense et vital. En Jeb Bishop, l'homme qui chantait plus vite que son cuivre, il trouve donc un excellent compagnon, car le tromboniste américain fait toujours preuve d'une virtuosité et d'une vitesse surprenantes, les deux solistes possèdent la même force et la même énergie inépuisables, tout en sachant chacun faire preuve d'humour et de joie à travers des phrasés décalés et sautillants par moments.

Mais cette énergie omniprésente durant ces improvisations, on l'a doit tout autant à la section rythmique. Aux ruptures et aux breaks rythmiques de Ferrandini ainsi qu'aux attaques fortes de Mira. Une section en parfaite osmose qui interagit très bien avec les deux solistes, une section qui produit sa propre voix autonome tout en soutenant celles des solistes. Bien sûr, les vents et la rythmique se rencontrent aussi par moments, pour des improvisations collectives incroyables où tout le monde se rejoint dans une énergie parfaitement domptée. Comme par d'autres moments, le quartet peut calmer le jeu pour quitter le territoire free et aborder des territoires plus calmes et contemplatifs, des territoires où le son est abordé de manière sensible et souvent lyrique, où les quatre musiciens se départissent de l'influence jazz pour aborder le son de manière plus pure.

En bref, il s'agit là d'improvisations free jazz très énergiques comme on en a déjà pas mal entendues. Des improvisations virtuoses, puissantes et collectives. Mais au-delà de l'instrumentation singulière et originale (saxophone/trombone/violoncelle/batterie) qui permet de renouveler les timbres, c'est également l'approche plus lyrique et chantante, plus dansante et décalée, de ce quartet, qui renouvelle un peu le free. Car la musique du quartet de Rodrigo Amado, si elle se caractérise avant tout par cette énergie atterrante, c'est aussi une musique qui sait faire preuve d'une certaine originalité tout en se maintenant dans les canons esthétiques du free.

Une musique puissante, hautement interactive et énergique, belle et lyrique, mais aussi rafraîchissante. Excellent travail.

[fataka]

AXEL DÖRNER/MARK SANDERS - Stonecipher (Fataka, 2013)
Le jeune label anglais Fataka a déjà publié plusieurs musiciens incontournables (John Butcher, Evan Parker) des différentes musiques improvisées, il paraît donc naturel de retrouver aujourd'hui un des chefs de file de la musique réductionniste, Axel Dörner (trompette et électronique), en duo avec le percussionniste et batteur Mark Sanders.

Par rapport à la qualité surprenante des quatre précédents disques de ce label et en considérant la renommée de ces deux musiciens, on attend forcément beaucoup, voire trop, d'une telle publication. Du coup, je dois dire que j'ai été un peu déçu par cette collaboration. Mais déçu par rapport à mes attentes, et non par rapport à la musique elle-même. Je m'attendais certainement à quelque chose de plus intense, ou de plus radical, je ne sais pas.

Quoiqu'il en soit, les deux improvisations proposées sur Stonecipher valent quand même largement le coup d'oreille. D'une part, pour la présence prépondérante de l'électronique. Dörner utilise des sonorités simples et discrètes, des sons qui se glissent et s’insèrent dans la masse sonore avec délicatesse et précision. Ce qui n'est pas évident vue la légèreté de cette masse. Car les deux musiciens proposent peu d'éléments durant ces improvisations: quelque souffles, des bruits de pistons, des peaux tapées avec finesse, le tout de manière parcimonieuse, avec un sens de l'espace et de l'aération très prononcé. Parfois, le ton monte et la relation s'agite, l'interaction devient plus énergique et réactive, on s'approche d'une musique bruitiste qui ne manque pas de puissance ni d'intensité, et ce sont certainement mes passages préférés par rapport aux sections plus contemplatives et exploratrices. Mais au final, rien de très nouveau, le dialogue entre les deux musiciens marche très bien, les sons se confondent en un nuage étrange, mais un nuage convenu et attendu.

Oui, la relation entre les musiciens est intime, on ressent la proximité de leur interaction, et les explorations soniques sont très riches. De ce point de vue c'est réussi, et tous les fans de Dörner y trouveront certainement leur compte, mais pour tous ceux qui se lassent du réductionnisme ou de l'improvisation minimaliste, voilà un disque qui pourrait leur donner raison. Un disque pas mauvais en somme, très propre et travaillé, mais qui n'a rien de très excitant.

[informations, présentation & extrait: http://recordings.fataka.net/products/513486-stonecipher-axel-dorner-mark-sanders-fataka-5]

IKUE MORI/STEVE NOBLE  - Prediction and Warning (Fataka, 2013)
Le deuxième volet de cette paire de publications est un duo intitulé Prediction and Warning, avec Ikue Mori à l'électronique et Steve Noble à la batterie. Il s'agit cette fois d'un duo beaucoup plus énergique, très percussif et réactif. Mais pour ce duo, Ikue Mori renoue avec un jeu plus déconstruit et réactif comme on pouvait l'entendre sur Hemophiliac avec Zorn et Mike Patton. Un jeu certainement hérité de ses premières expériences musicales comme batteuse pour le groupe de no-wave DNA puis de ses nombreuses collaborations au sein de la musique improvisée expérimentale new-yorkaise et japonaise.

Encore une fois, il ne s'agit pas d'une musique très rafraichissante. Il s'agit d'un duo réactif, puissant et énergique, d'improvisation libre et décomplexée. Mais l'entente entre les deux musiciens est plutôt surprenante. Lorsque Steve Noble attaque sa batterie de manière assez traditionnelle (et ça commence à faire plaisir d'entendre des baguettes), c'est pour mieux en déconstruire la rythmique. La musique de ce duo semble orientée vers l'exploitation assez courte d'une idée, puis la déconstruction de cette dernière, déconstruction qui amène progressivement mais surement à une autre idée.

Il y a toujours de nombreux éléments sonores, mais chaque musicien prend bien garde à laisser l'espace nécessaire à l'expression de l'autre. Ou alors, et c'est là que ça marche le mieux, à se confondre l'un avec l'autre. C'est justement là où ce duo m'a le plus convaincu, quand les deux musiciens cultivent la confusion, en utilisant l'électronique de manière percussive, avec de nombreuses attaques, en cultivant les grands écarts de fréquences, ou en utilisant la batterie de manière "synthétique", lorsque Steve Noble produit des nappes à force d'attaques répétées sans usage rythmique par exemple. Les fonctions se renversent et se confondent en une profusion de sonorités et d'énergie. Car le duo sait maintenir une tension permanente, ils jouent avec une énergie toujours égale, une énergie remarquable, sans rage ni fureur, mais pleine de joie et même parfois d'humour (cf. la "marche"de Steve).

Un très bon disque d'improvisation libre pour batterie utilisée de manière a-rythmique en conservant les techniques traditionnelles d'attaque, et pour électronique utilisé de manière instrumentale et rythmique. C'est plein d'énergie, de joie, d'inventivité, d'interactions surprenantes. Une rencontre qui en vaut la peine.

[informations, présentation & extrait: http://recordings.fataka.net/products/513487-prediction-and-warning-ikue-mori-steve-noble-fataka-6]

Okkyung Lee - Ghil [LP]

OKKYUNG LEE - Ghil (Ideologic Organ, 2013)
Voilà plusieurs années que je ne m'intéressais plus trop à cette jeune violoncelliste américaine d'origine coréenne. Mais je dois dire que la parution de ce vinyle ainsi que celle de son récent duo avec John Edwards - White Cable/Black Wires - m'ont plutôt donné envie de me remettre à écouter Okkyung Lee plus attentivement.

Avant de parler du disque à proprement parler, je vais commencer par les conditions d'enregistrement et de production, conditions particulières qui ont très certainement orientées fortement l'esthétique de ces neuf pièces. Car Ghil a été produit et enregistré par Lasse Marhaug, une figure très importante de la musique électronique et de la noise norvégienne depuis la formation de Jazkamer. A différents endroits, que ce soit en studio ou en plein air, ce dernier a enregistré les improvisations d'Okkyung Lee avec un vieux magnétophone portable, procurant à cette dernière un son extrêmement brut, un peu crade - ou granuleux disons pour être plus poli -, et fort; des sonorités assez noise en somme. Prise de son "expressionniste" telle que la qualifie le producteur.

Donc, comme on peut s'y attendre, Okkyung Lee s'approche plus volontiers des musiques électroniques, et plus particulièrement de la noise, sur ce solo. Ghil est une suite énergique, souvent intense, où les cordes peuvent être mises à mal (raclées, grattées plus que frottées), les cordes ainsi que tout l'instrument qui devient source de bruit plus que de notes. Et cela sans compter les quelques effets d'amplification, de distorsion et de saturation utilisés sur différentes boucles qui rapprochent encore plus la violoncelliste de l'électronique. Ceci-dit, le violoncelle est souvent reconnaissable en tant que tel, il ne s'agit pas d'une grande exploration sonore, mais plutôt d'une musique qui se complaît dans la puissance, les sonorités dures et brutes, parfois métalliques, comme on peut en retrouver dans certains types de recherches proches de la noise ou de l'indus.

A plusieurs reprises, Okkyung Lee explore aussi les registres extrêmes du violoncelle, notamment les graves, et propose des semblants de drone malheureusement bien trop courts. Car c'est peut-être à ces moments que le violoncelle est le plus impressionnant, le plus riche et le plus prenant, grâce à toute la chaleur et la rondeur du bois qui résonne. Mais Ghil ne manque pas de sonorités riches et extrêmes, du fait des nombreuses techniques étendues et des effets d'amplification, ainsi que de la prise de son. Des sonorités radicales, granuleuses, métalliques, qui se réverbèrent de manière singulière, avec toujours la même énergie, entre la rage et la joie.

Très bon boulot qui ravira certainement les amateurs de noise et de musiques improvisées maximalistes.
[informations & présentation: http://editionsmego.com/release/SOMA012]

Pa - 9

PA - 9 (Drone Sweet Drone, 2013)
Au centre du dispositif utilisé par Pa, l'interaction entre l'acoustique et l'électronique, l'instrument (violoncelle) et sa transformation. Le dispositif d'Amaury Bourget consiste à placer des capteurs et des micros sur le violoncelle de Soizic Lebrat, la source instrumentale se trouvant entre les mains du dispositif et diffusé par plusieurs petits haut-parleurs disséminés sur les lieux de performance. Je ne veux pas trop faire de comparaison, je ne crois pas que ce soit utile, mais même si la méthode d'improvisation et de composition utilisée par ce duo n'est pas exactement similaire, elle reste assez proche de celle du duo John Butcher/Phil Durrant, une formation inégalable dans le genre, qui m'a longtemps marqué, et à laquelle je n'ai pu m'empêcher de penser à l'écoute de ces sept pièces.

Mais à la différence du duo anglais, les deux voix du duo Lebrat/Bourget restent généralement distinctes, et leur musique est moins fusionnelle. Et tant mieux. Car de l'opposition entre la source acoustique et les transformations électroniques, il en émerge une musique électroacoustique (forcément...) et hautement interactive. Si le violoncelle peut se faire narratif et lyrique ou mélodieux par moments, les transformations n'en sont que plus bruitistes et déconstruites. Les voix ne se rencontrent que rarement tout en étant intimement liées, ce qui à mon goût est le plus réussi dans cette formation. Il y a une véritable corrélation entre les deux procédés, entre l'instrument et l'électronique (l'un étant la source de l'autre) - ce qui pourrait apparenter cette musique à de l'eai plutôt classique - mais la distinction et la séparation entre les voix, la personnalité et la sensibilité de chaque musicien étant mises autant en avant, il en ressort une musique électroacoustique au sens premier, une musique qui unifie les voix dans un dialogue commun et non-hiérarchique.

Ceci-dit, le plus marquant dans ce duo est peut-être la variété des atmosphères et des modes de jeux. Non pas qu'il y ait profusion de techniques étendues et démonstrations de force constantes, au contraire, c'est assez simple en général, mais le duo parvient à dégager des atmosphères vraiment différentes à partir de matériaux assez simples. Souvent, c'est plutôt énergique, réactif et puissant, d'accord, mais il y a aussi de grands moments de calme et/ou de mélodie (pas si éloignés de wandelweiser), des moments d'exploration (pas si éloignés non plus du réductionnisme), et une magnifique conclusion harsh noise aussi courte qu'intense. Une musique qui ressemble à beaucoup d'autres mais toujours légèrement décalée, décalée par la personnalité et la singularité de Lebrat & Bourget.

Sept belles pièces variées, où la tension se maintient en permanence quelque soit l'atmosphère, qui explorent de nombreux territoires sonores tout en maintenant une proximité et une interaction dans le dialogue et le dispositif. Beau travail, bien content d'en voir la publication quatre ans après l'enregistrement.

[présentation, informations & écoute: http://dronesweetdrone.bandcamp.com/album/9]

[pilgrim talk]

COPPICE - Epoxy (Pilgrim Talk, 2013)
Le duo Coppice, composé de Noé Cuellar et Joseph Kramer, nous propose avec Epoxy un collage de bandes, inévitablement publié sur cassette.

Sur les deux faces, une sorte d'ambient lo-fi, des nappes un peu crades de bandes vieillies. J'aime beaucoup ce duo, mais là je ne sais pas, l'aspect vieilli et très statique des bandes "indexées" m'a paru manqué de consistance. On aurait souhaité un côté plus narratif peut-être, ou un plus grand travail des bandes, enfin n'importe quel élément ou méthode qui aurait pu rendre ce collage de boucles plus personnel. Mais non, c'est brut, froid et austère. Et peut-être que certains aimeront pour ces raisons mêmes d'ailleurs, car c'est osé, radical, et l'atmosphère est très singulière.

On dirait parfois une sorte de field-recording glauque et malsain, parfois la récupération d'une bande originale d'un snuff contemplatif. L'ambiance est bien particulière, aucun doute. Mais à mon goût, elle manque de consistance et de grain, les textures sont trop homogènes et crades. C'est dommage, car c'est souvent prenant et surprenant, mais on se lasse vite, trop vite, de ces bandes et de cette atmosphère moites, froides et obscures qui semblent provenir du fin fond d'une cave oubliée.

[informations & écoute: http://pilgrimtalk.bandcamp.com/album/epoxy]

NICK HOFFMAN - Bruiser (Pilgrim Talk, 2013)
Le label Pilgrim Talk est habitué aux publications extrêmes et crades, ou simplistes. Ce n'est pas Nick Hoffman, le propriétaire de ce label qui va donc déroger à la règle (sauf quand il a l'idée saugrenue de sortir un disque de métal...).  Le principe est simple sur ce court CD-R, il s'agit d'explorer différentes variétés d'ondes sonores sur trois pistes, puis de proposer un assemblage des trois possibilités. Les trois premières explorent donc respectivement des ondes sinusoïdales (ultra-aigus surexcités, longues infra-basses continues), des ondes carrés ou triangulaires, des modulations de fréquence; pour enfin explorer ces trois possibilités dans une longue pièce de près de vingt minutes (alors que les premières ne durent qu'à peine cinq minutes).

Si le son est produit par un ordinateur, il est assez typique de ce que font beaucoup de musiciens avec un synthétiseur analogique. Sauf qu'au lieu d'assembler une multiplicité de fréquences complexes, Nick Hoffman les démonte pour mettre en valeur leur simplicité initiale, voire leur absence de richesse. Ce n'est jamais évident de percevoir les intentions de ce musicien, mais j'ai l'impression qu'il a essayé ici de démontrer en pratique la simplicité fondamentale de la synthèse sonore, souvent masquée par une complexité illusoire. En utilisant les éléments fondamentaux des synthèses utilisées couramment dans les musiques expérimentales et l'eai, Nick Hoffamn semble nous dire que tout ceci n'est qu'une blague.

En même temps, Nick Hoffman prend aussi le temps d'explorer beaucoup de possibilités, comme s'il était fasciné par cette méthode de production sonore. D'un extrême à l'autre, une grande variété de registres, d'attaques, ainsi que différentes modulations sont exploitées durant cette vingtaine de minutes.

Il s'agit encore une fois d'une musique opaque, brute et dure à sa manière. Une synthèse simple et grasse à l'image des dessins d'Hoffman. Un contenu limpide pour une intention obscure. Intéressant.

[informations & écoute: http://pilgrimtalk.bandcamp.com/album/bruiser]

Nate Wooley - [9] Syllables

NATE WOOLEY - [9] Syllables (MNOAD, 2013)
De tous les trompettistes récents issus des musiques improvisées, expérimentales ou réductionnistes, Nate Wooley fait pour moi partie des figures incontournables les plus surprenantes et réjouissantes de cet instrument. Et ce aussi bien au niveau de sa pratique instrumentale que de sa pratique de la composition et de la recherche - ce qui apparaît d'autant plus comme une évidence sur ses publications en solo. Pourquoi ce trompettiste plus qu'un autre - car il y en a bien d'autres tout aussi remarquables (de Peter Evans à Greg Kelley en passant par Axel Dörner ou Graham Stephenson)? Car Nate Wooley, à l'instar des autres trompettistes, ne s'est pas vraiment spécialisé dans une pratique, mais a su au fil des années synthétiser le meilleur de tous ses bagages musicaux. Dans sa pratique, Nate Wooley parvient à conserver la sensibilité, le minimalisme et l'exploration sonore propres à la scène réductionniste, l'énergie et l'intensité du rock, de la noise et des musiques improvisées, ainsi que la gestion des tensions telle que la pratiquent les musiques savantes.

Autant d'éléments qu'on retrouve dans ces [9] syllables - suite des [8] syllables publiées chez Peira il y a un an et demi. Comme sur le précédent disque, Nate Wooley applique sur son embouchure les positions de langue, de la gorge, des joues et de la bouche propres à neuf phonèmes. Une seule longue pièce de cinquante minutes divisées en neuf parties durant lesquelles chaque syllabe est distordue par le cuivre - et un système d'amplification. Le langage oral est ici un élément de composition à des fins sonores et musicales, mais sa transformation par l'instrument fait de ce langage oral - pris dans une dimension abstraite (puisqu'il s'agit de phonèmes) héritée d'analyse linguistique - un langage musical nouveau et tout aussi abstrait, étranger aux canons esthétiques traditionnels et aux habitudes langagières. De la rationalisation scientifique froide (le découpage et l'analyse objective du langage) à la production subjective et émotionnelle de sonorités merveilleuses, il n'y a qu'un pas avec Nate Wooley. Entre l'art et la science, le langage et l'esthétique, le subjectif et l'objectif, l'abstrait et le concret, toutes les frontières et les divisions sautent dans cette performance excellente.

Pour ce qui est de l'aspect plus pratique de ce disque, de ce que l'on entend concrètement, c'est peut-être là où Nate Wooley est le plus extraordinaire. Si cette pièce est divisée en plusieurs parties, un droit fil est tracé et la même intensité est constamment conservée durant les cinquante minutes, que l'espace sonore soit saturé ou vide. Car vide, il ne l'est jamais vraiment grâce à l'électricité qui traverse toujours l'ampli, un ampli qui souffle et ronfle tout au long de cette pièce. Et la respiration de l'amplification est traversée et interrompue par de longues interventions enregistrées de très près. Interventions soufflées et bruitistes, souvent continues mais parfois pointillistes aussi. Il y a toujours un long drone tracé par l'amplification, un drone sur lequel Nate Wooley pose ses syllabes et démontre du même coup son extrême talent pour la production de sonorités nouvelles d'une part, et sa faculté incroyable de maintenir une tension tout aussi extrême.

Une pièce dure, violente, et extrême, où le minimalisme de la composition s'oublie dans l'intensité de la pratique. Recommandé.

[informations & écoute: http://mnoad.bandcamp.com/album/9-syllables]