JEAN-LUC GUIONNET - Qlinam (Moka Bar, 2013) |
Enregistrée en 2011 je ne sais pas dans quelle église et publiée en 2013, cette longue improvisation est dure, austère, et très vivante en même temps. Les lecteurs de ce blog connaissent l'intérêt que Guionnet peut porter au son dans sa réalité physique et dans sa relation à l'espace. C'est quelque chose qui a en grande partie façonné son jeu au saxophone, mais qui est complètement exacerbé à l'orgue. Peut-être est-ce cette pratique de l'orgue qui l'a amené à s'intéresser à ces paramètres par ailleurs, c'est peut-être le fait d'être organiste qui l'a conduit à envisager la musique de cette manière.
L'orgue est un instrument très vaste et imposant, au niveau acoustique surtout, pas au niveau spatial. Les lieux où ils reposent par contre le sont également, et offrent souvent une belle réverbération qui amplifient naturellement l'instrument. Une situation rêvée pour Guionnet qui en explore ici toutes les possibilités (enfin pas toutes, mais un large éventail en tout cas). Les deux claviers et le pédaliers sont la plupart du temps nettement séparés : un élément est utilisé de manière continue et linéaire, l'autre de manière heurtée, les médiums forment des nappes douces, les basses des drones simples, les medium-aigus des clusters brusques, les aigus des fréquences épurées. C'est une sorte de base qui est régulièrement renversée et inversée en fonction de la direction que Guionnet veut donner au son, en fonction de la place qu'il veut que l'acoustique prenne dans l'espace, mais aussi bien sûr en fonction de la densité, de l'intensité, de la couleur et du volume qu'il veut donner à la matière sonore. Guionnet utilise différentes combinaisons pour donner du relief et de la profondeur au son, mais également pour l'aplanir. Un reflief et des aplats qui ne sculptent pas que le son, mais également le fil que ce dernier suit, c'est à dire la progression, ou la forme.
Ici, l'orgue dicte la forme de la musique, c'est le relief, la profondeur, les contrastes, les différentes combinaisons et oppositions entre chaque partie de l'orgue, de même que l'intensité avec lequel il est joué, qui forment la musique dans sa dimension temporelle - ce qui la rend extrêmement vivante. Guionnet joue avec les différentes possibilités acoustiques de l'orgue pour créer une musique organique - en lien très fort avec l'interprète - vivante dans sa relation à l'espace et au son, très riche de manière abstraite, et extrême.
téléchargement (gratuit) et informations : http://mokabar.klingt.org/qlinam.html
JEAN-LUC GUIONNET & MARC BARON - Non Solo / Form Proof (Moka Bar, 2013) |
Marc Baron est un
saxophoniste alto français qui a poussé l’épure à son maximum et de manière
très rapide, c’est certainement un des saxophonistes les plus extrêmes qu’il
m’ait été donné d’entendre. Je l’ai découvert au sein du trio OZ et
« jusqu’ici tout allait bien » j’ai envie de dire, le trio faisait
une sorte de mélange entre les musiques amplifiées, le post-rock, le jazz et le
free jazz, ça devait être en 2006 ou 2007. Puis avec ce même trio, au fil des
concerts, leur musique est devenue de plus en plus abstraite, de plus en plus
froide et se concentrait de plus en plus sur les fréquences extrêmes. Après il
y a eu Propagations : un quartet avec Jean-Luc Guionnet, Stéphane Rives et
Bertrand Denzler, quatuor de saxophones qui ne jouait que sur le souffle continu
et les notes tenues. Et enfin, Marc Baron a commencé à travailler seul, avec
une seule note, dans un registre aigu, toujours identique à elle-même, non sans
rappeler Radu Malfatti, avec un aspect beaucoup plus froid et clinique. Et
aujourd’hui j’apprends qu’il a arrêté le saxophone – un de plus sur la liste
des saxophonistes désabusés peut-être.
Quoiqu’il en soit, avant d’arrêter le saxophone, Marc Baron
a pris le temps de travailler avec un autre saxophoniste français très
important : Jean-Luc Guionnet
(qui ne joue ici qu’avec des enregistrements). Silences, bruits, saxophone.
Ainsi pourrait se résumer les cinq pièces de Non Solo/Form Proof. Guionnet installe des enregistrements
quotidiens, souvent bruts, parfois travaillés (comme cette mobylette inversée
et mise en boucle à la fin), et rajoute par moments quelques bruits de synthèse
électroniques. Les enregistrements sont très linéaires, instables, parasités et
continus, avec un aspect narratif. A ses côtés, ou à l’opposé, Marc Baron joue
la répétition, la monotonie, la froideur et le statisme. Une note, quelques
secondes plus tard, elle revient, avec la même attaque, la même durée, une note
toujours désincarnée, une note froide et mécanique qui laisse complètement
oublier la présence de l’instrumentiste. A la limite, c’est la présence du
silence et de Guionnet que l’on ressent le plus durant cette petite heure. Une
présence pourtant pas très forte, ni très longue, mais qui paraît bien plus
vivante et chaleureuse que le saxophone de Marc Baron. Mais c’est ce que je
trouve formidable chez Marc Baron : cet effacement total et radical dans
le son. Il n’y a plus aucune présence, plus aucune forme, plus aucun
concept : juste un son, un silence, le même son, le même silence. C’est
froid et mécanique, mais impressionnant car imperturbable. Qu’il y ait du
silence ou des bruits, la présence de Baron est la même : effacée derrière
une note simple et répétée (quand ce n’est pas un simple slap), mais pure, sans
fioriture ni forme. Une ligne droite, abstraite, parfaite.
Je parle beaucoup de Marc Baron car c’est la première fois
que je le chronique ici. Mais les enregistrements de Guionnet valent aussi le
coup. Il parvient à s’insérer finement tout en assumant sa présence dans le
monde de Baron. Ses enregistrements et bruits sont là, ils forment une
continuité et semblent assurer une sorte de structure. Et pourtant, on ne
parvient pas à saisir comment la musique se déroule, pourquoi, ni comment. Elle
est juste là, comme ces enregistrements parfois naturels, parfois humains, parfois
abstraits, souvent abstraits même. La rencontre de ces deux musiciens est
saisissante : on ne sait pas ce qui va arriver, ni comment ça arrive, il
s’agit d’une surprise constante, une surprise bien au-delà des recherches
réductionnistes, une surprise toute en abstraction la plus dure et en
simplicité la plus extrême. Recommandé.
téléchargement (gratuit) & informations : http://mokabar.klingt.org/nonsolo_formproof.html